Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Nouveau départ, ouep. Parce que j'ai le sentiment que les choses vont bientôt changer. Je veux un nouvel endroit où vivre, je ne supporte plus de revenir jour après jours dans cette tanière vide où l'odeur de ma soeur a imprégné chaque recoin avec une obstination farouche, et où je me sens toujours mal à l'aise alors que je sais qu'elle est dehors, quelque part, tandis que moi je dors paisiblement dans notre antre au chaud et à l'abri des dangers extérieurs. Je soupire en sortant de ma tanière, et je supplie mentalement une quelconque entité supérieure de rappeler à ma soeur que cet endroit lui sera toujours ouvert si elle se décidait un jour à revenir parmi nous. Je fixe une dernière fois l'entrée sombre, et je m'éloigne définitivement des lieux sans un regard en arrière, emportant avec moi pour seuls bagages, les souvenirs de notre vie de solitaires. Le temps passe, les choses évoluent, et il est temps que j'accepte l'inchangeable : ma soeur est portée disparue. Cela fait presque une lune que je n'ai pas eu de ses nouvelles, j'ignore ce qu'elle peut bien fabriquer si loin de moi et quelle raison l'a poussée à partir ainsi, sans prévenir ni me rassurer le moins du monde. En tout cas, ma vie dans cette tanière est terminée. Il est temps que je trouve un nouvel endroit où vivre, un véritable trou pour célibataire vivant seul. Parce que désormais, c'est ce que je suis. Un célibataire qui vit seul, avec pour seul compagnie les araignées et autres bestioles qui se planquent sous terre pour ne pas se faire écraser par les mastodontes qui se pavanent dans la forêt en plein jour.
Je pars en trottant, me disant que pourquoi pas, ce déménagement pourra être un entraînement supplémentaire. Mettre mon endurance à l'épreuve est une bonne chose, parce qu'en combat j'aurais un besoin vital de savoir surpasser mes limites pour sauver ma propre vie. Mon corps puissant se laisse porter par le vent froid du milieu de journée, mes oreilles tournent dans tous les sens à la recherche d'un moindre son, et ma queue portée haute assure aux quelconques loups que je pourrais rencontrer sur mon chemin ou qui pourraient me voir de loin, qu'il leur est déconseillé de s'attaquer à moi. Je ne suis pas invincible, mais je suis sûr de moi et je me battrais jusqu'à ce que mort s'en suive s'il le faut, bien trop fier pour concevoir une éventuelle défaite ou pire, la soumission pure et simple à l'un de mes semblables. Non, plus jamais. J'ai dû me soumettre une fois, et je ne l'ai accepté que pour protéger ma seule raison de vivre. Jamais plus l'on ne me verra baisser l'échine face à un loup, et jamais plus je n'entrerais sous les ordres de quiconque. Je suis un indépendant, mes pattes foulant le sol avec force et agilité, à un rythme parfaitement régulier, me serviront de preuve tangible si un loup ou un quelconque autre adversaire osait douter de mes capacités de survie individuelle. J'ai toujours pris soin de ma soeur, je sais donc parfaitement prendre soin de moi. Tout en réfléchissant à divers sujets, je continue de courir pendant plusieurs heures, gardant une allure stable pour que les battements de mon coeur s'harmonisent parfaitement avec mes pattes frappant le sol chacune leur tour.
Enfin, la fin de journée approche avec un crépuscule glacial mais un soleil timide au rendez-vous, malgré de brutales bourrasques frigides qui me glacent impitoyablement le sang et les os. Je force contre les vents violents pour arriver à mes fins, traversant de nombreuses terres sans m'arrêter, bien décidé à ne pas passer la nuit dehors dans un endroit douteux et potentiellement dangereux. Si j'étais autrefois installé entre la blessure et les tranchées, dans l'Est des territoires neutres, je longe aujourd'hui le lac d'acide, traverse la fête forraine et longe discrètement le village des hommes pour quitter définitivement cette partie de la carte. Je passe devant le cimetière où je me remémore quelques instant tous ces moments importants de ma vie qui ont eu la manie de se dérouler ici, mais ne ralentis pas l'allure et file a travers la ville abandonnée pour laisser derrière moi l'Ouest du pays. Quand, enfin, les vents les plus froids s'attaquent à mon pelage et à ma peau, je comprends que j'ai atteint les terres que je cherchais : le Nord. Je voulais un dépaysement total, et je l'ai gagné. Ici rien n'est pareil, et la neige parsème sans pitié chaque centimètre carré de sol. L'herbe n'est plus visible, il faudrait creuser pour trouver la moindre parcelle nourrissante. C'est la raison pour laquelle les hardes migrent vers le sud pendant la saison froide. Là-bas les températures sont les plus chaudes. Ici, il fait parfois si froid que des animaux perdent la force de rentrer chez eux et meurent dans la neige. Pourquoi j'ai décidé de m'installer là ? Parce qu'au moins, durant la période de l'année pendant laquelle je suis le plus vulnérable, je vivrais dans un endroit extrêmement peu fréquenté par mes semblables et, par conséquent, je serais en sécurité. Je m'arrête enfin, après de longues, d'interminables heures de course, pour me mettre à la recherche d'une nouvelle cache. Le fleuve nauséabond qui coule non loin cachera mon odeur à mes semblables, ce qui accrue davantage la sécurité de l'endroit. Je suis arrivé.