Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Un élan de folie, une pulsion soudaine qui me prend, une inopinée envie, et me voilà en territoire Sekmet, où je prends tous les risques possibles rien que par mon intrusion. Cependant, je suis suffisamment arrogant pour ne pas craindre ces loups dont la méchanceté est devenue presque légendaire. Ils sont méchants, parfois sadiques, peut-être un peu névrosés sur les bords. Mais je suis pire. Bien pire qu'eux tous. Et je n'ai pas peur de les affronter un par un, fusse-t-il nécessaire que je m'écroule à la fin et que j'en meurs. Après tout, n'aie-je pas perdu la seule raison que j'avais de vivre ? Si, bien sûr que si. Sans ma soeur, rien ne me retient en ce monde, et rien ne peut exister qui me ferait pression pour que je succombe à un quelconque chantage. Ma soeur disparue, c'est la parcelle encore saine de mon esprit qui a disparu. Et sans elle, je ne craint plus la mort, plus le moins du monde. Malgré tout, ce n'est pas pour rendre mon dernier souffle que je suis venu ici. Non, c'est parce qu'une étrange idée d'entraînement m'est venue en observant certains humains, à distance, sur leur propre territoire qu'ils ne savent même pas protéger. La seule chose dont ils soient capables, c'est de rester plantés devant l'entrée de leur tanière pour en surveiller les allées et venues. Le reste, les alentours, est perpétuellement fermé à leur maigre perception du monde. Ils ne voient que le danger imminent, lorsqu'il est déjà à leur porte. Ils ne sont pas capables de prévoir, d'anticiper les risques aussi nombreux et voyants soient-ils. Il y a quelques jours, j'ai donc passé plusieurs heures à les observer dans leur environnement. Et m'est venue une idée étrange, venant tout droit de l'imitation qui nous est naturelle, à mes semblables et moi.
Je débarque donc sans aucune hésitation au centre de la clairière des Sekmet, un endroit empli d'une fumée palpable et odorante, qui étouffe à petit feu. Malgré la difficulté je reste là, et je ne cherche pas les endroits les plus dégagés, au contraire. Je m'arrange pour me trouver là où la brume est la plus épaisse possible. Là, je trace des cercles dans la terre à l'aide de mes griffes, puis des sillons un peu partout. Je créée ainsi une sorte de parcours par des traits tracés dans la terre gelée, mais que mes pattes ont réchauffées dans leur travail. Je marche le moins possible sur tout ce terrain ainsi paré, puis je m'en écarte pour admirer le résultat. Je suis fier de moi, il semblerait que je m'améliore chaque jour pour inventer de nouveaux défis à relever. Un jour, lorsque j'aurais fait par de toutes mes petites créations à la Horde -ou seulement à mes amis de confiance, je n'ai pas encore décidé- nous serons de loin les loups les plus puissants de ce monde, et plus personne ne pourra prétendre nous flanquer à terre si nous ne nous soumettons pas à sa volonté. Je souris, dans une grimace presque angoissante, presque perverse. Mes plans avancent, tout autant que ceux que je partage avec la Horde. Mon avenir se dessine doucement, même si je dois perdre quelques pièces du puzzle en chemin. En effet, la perte de ma soeur m'affecte particulièrement, vous en conviendrez. Mais soit, je ferais avec dans les semaines à venir, et si elle reparaît un jour, peut-être redeviendrais-je le gentil loup-loup valeureux et serviable. En attendant ce jour, je suis un Hordien, et je ne veux que la force.
Je ferme les yeux, cale ma respiration sur mes pas, et j'entre lentement dans le noeuds de cercles que j'ai préalablement tracés. Je cherche à sentir dans mes coussinets, la chaleur que mes pattes ont déposé quelques minutes auparavant. Je cherche ma propre odeur pour me repérer dans l'espace, ne pas marcher sur les sillons. Je perds l'équilibre, me redresse, toujours en veillant à ne surtout pas perdre ma concentration tout en ne tombant pas sur les pistes que j'ai inventées. Je réussi plutôt bien l'exercice, je dois dire, mais je ne doute pas que ma réussite à beaucoup à voir avec le fait que je sois borgne depuis mon plus jeune âge. Si la vue de mon oeil gauche voit totalement flou, j'ai appris à compenser ce handicap par des sens plus développés et je sais parfaitement me servir de mon corps sans avoir aucun recours à mes yeux saphirs. Aussi, là, aveugle en totalité, je marche presque aisément dans ces minuscules sillons et je parviens facilement à croiser et décroiser mes pattes sans trop perdre l'équilibre. C'est un exercice à ma hauteur que je me suis imposé, peut-être un simple rappel parmi d'autres pour ne pas perdre mes capacités durement acquises. Pourtant, le défi n'est pas termine, parce que je dois encore traverser ce parcours à reculons, cela sans toucher les pistes tracées et sans tomber. Là n'est pas chose aisée, mais je me débats avec mes quatre sens pour les pousser à percevoir le monde dans une clarté bien plus approfondie, et a force de persévérance et de recommencements perpétuels, je termine l'après-midi avec une nouvelle victoire en poche et la fierté de m'améliorer chaque jour plus que la veille. Je suis un bon soldat, et bientôt je pourrais montrer mes compétences au grand jour pour gagner ce qui me reviendra de droit.