Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Par une journée d'hiver ensoleillée, je me décide à me rendre dans un endroit que j'ai connu il y a bien longtemps maintenant. Petit, je me rappelle que je jouais ici avec ma petite soeur, lorsque Mère nous emportait pour de longues journées d'apprentissages. Après nos premières chasses, nous avions pris l'habitude de venir nous reposer ici avant de rentrer au camp des Sekmet pour déposer nos proies, fiers comme des paons, dans les réserves de la meute. Je me rappelle de ces hivers froids, lorsque la glace avait figé la surface du lac, et que nous jouions dessus, petits louveteaux aventureux et curieux de tout. Notre mère nous surveillait, veillant au moindre craquement pour que nous ne tombions pas dans l'acide, et nous nous réjouissions de pouvoir courir et glisser l'un avec l'autre, Kaya et moi. Ce sont là les plus beaux souvenirs de mon enfance, probablement. Plus tard, adulte, c'est là que je rencontrais ma première compagne, même si notre idylle ne dura que peu de temps. Cet endroit est l'un de ceux qui portent mes plus beaux souvenirs. Aussi lorsque j'arrive sur les lieux, je souris pleinement en voyant l'épaisse couche de glace qui recouvre le lac mortel. Je me demande, soudainement d'une humeur joueuse, si je pourrais de nouveau ressentir la joie innocente que je ressentais autrefois, en glissant sur le sol gelé du lac. Je m'avance sur la rive, m'approche du bord, et pose une patte. Pas un bruit, pas un mouvement. Enjoué, je descends sur le lac sans me méfier davantage, persuadé que tout ira bien. Je marche quelques mètres, m'approchant du centre en souriant pleinement, prêt à m'amuser follement.
Et puis, tout se passe en un instant. Le premier craquement, et un second. Je m'immobilise, le regard révulsé par la peur, et je fixe tout ce qui m'entoure. Les fissures se multiplient autour de moi, m'obligeant à ne plus esquisser le moindre mouvement. Perdu, je suis perdu. Je ne verrais plus le jour se lever, ni le sourire de ma soeur quand je rentre à la tanière le soir. Je n'entendrais plus sa voix m'appeler, inquiète, lorsque je rentre tard d'une chasse et je ne sentirais plus sa chaleur contre mon corps, la nuit, lorsque l'hiver frappe de son marteau de glace. Les plaques se détachent les unes des autres et s'éloignent, et je peine à me stabiliser sur la mienne. Il me faut quelques secondes et quelques glissades pour parvenir à un semblant de stabilité, et j'ignore combien de temps je tiendrais sur ce morceau de glace entouré par une eau meurtrière. Je frissonne, je sens ma fin arriver. J'observe les alentours, je hume l'air, tous mes muscles bandés par la peur. Rien. Il n'y a personne. Oh je n'aurais pas demandé de l'aide même s'il y avait eu quelqu'un, mais disons que de voir un semblable se moquer de moi à côté, m'aurait donné le courage de trouver une solution. Je me serais concentré sur l'envie de lui foutre une raclée, et j'en aurais oublié la terreur de louveteau que je ressens à l'heure actuelle. Je déglutis péniblement, me demandant si je parviendrais à me sortir seul de ce pétrin ou si je devrais regarder la mort en face et mourir dignement en sautant moi-même dans l'eau de Mort. J'ai véritablement la frousse. Bon, au moins, je suis stable, la plaque ne bouge pas sous mes pattes.
Sur une pierre plate, au beau milieu d'une plaque de glace d'une dizaine de centimètres d'épaisseur, je souffle. Je meurs de chaud, et franchement je n'suis pas encore sorti d'affaire. Je grogne alors que mon seul salut flotte sur un lac d'acide meurtrier, qui n'attend qu'un moment d'inattention de ma part pour prendre ma vie. Mon regard sombre lorgne toutes les issues possibles, et malheureusement elles ne sont pas nombreuses. peut-être que si j'attends suffisamment, les autres plaques qui flottent arriveront assez près pour que je me serve d'elles comme d'un pont suspendu au-dessus de la mort. Si je parviens à bondir suffisamment vite et avec un bon équilibre sur les plaques, une à une, je pourrais peut-être atteindre la rive en un seul morceau. Et pour me donner du courage, je me dis que perdre une patte sera toujours mieux que perdre la vie. Je tente de garder mon calme et ma respiration à un rythme régulier, tout en regardant de gauche à droite si une plaque arrive de près ou de loin jusqu'à moi. J'en repère une, à quelques mètres, poussée dans ma direction par le vent glacial. Je ne perds pas espoir, elle me rejoindra bientôt. Je la fixe avec avidité et elle semble volontairement mettre un temps fou à venir jusqu'à moi. Quand enfin, elle se trouve à ma portée, j'inspire profondément pour me concentrer. Je n'ai pas le droit à l'erreur, un seul centimètre de trop et je coulerais dans les profondeurs du lac d'acide. Mon corps se désagrégera d'ailleurs avant même que je ne touche le fond, j'en suis certain.
Angoissé, je vide mes poumons de tout l'air qu'il contient, et je stoppe ma respiration. Concentration. Inspiration. Expiration. Inspiration. Je saute de toutes mes forces, dosant juste ce qu'il faut la puissance de mes pattes postérieures, et j'atteins la plaque. Je glisse dessus de quelques centimètres, mais avant de la traverser et de tomber dans l'eau de saute à nouveau, m'écrasant lourdement sur le sol neigeux et froid de la rive. Bon sang, je suis vivant ! Je reste là, étalé comme un vieux cadavre, pendant de longues minutes. Quand je réalise que j'avais cessé de respirer, je prends une longue goulée d'air hivernal et je souffle comme un boeuf dans la poudreuse. Je n'ai jamais eu aussi chaud de toute ma vie, et je n'ai jamais été aussi heureux d'être encore en vie ! Après de longues minutes, mon coeur ralentit enfin pour reprendre un rythme tranquille, et je me redresse lentement sur mes pattes. Pantelant, je me tourne vers le lac d'acide et fixe les plaques de glace qui flottent encore. Je me promets que plus jamais je ne jouerais au louveteau téméraire dans les parages. Je reste là encore quelques temps, profitant de ma vie comme je ne l'avais jamais fait auparavant, et je souris finalement à l'idée que je rentrerais entier ce soir, et que je pourrais profiter d'un repas de plus en compagnie de ma tendre petite soeur. J'aurais vécu une sacrée aventure, aujourd'hui, et ça me fera de belles histoires à raconter à ma famille, le jour où j'en fonderais une. Reste encore à savoir quand et avec qui, mais je ne doute pas que cela finira par arriver, tôt ou tard. D'un pas tranquille, je repars dans les bois pour rejoindre ma tanière, et probablement profiter d'une bonne cuisse de chamois s'il en reste dans les réserves de ma meute.