Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
La terre gelée est dure et froide sous mes pattes, recouverte d'un fin linceul blanc comme si elle se cachait du monde. Par endroit, les feuilles mortes, en décomposition, on empêché le gèle d'atteindre la terre, qui est restée boueuse et glissante. Mais j'ai un bon équilibre, et je parviens à rester sur mes quatre pattes même lorsque le sol se dérobe sous mes doigts. Mu par un besoin de changer d'air, je me rends à la forêt aux pendus, là où des centaines de cadavres putrides se décomposent au fil des mois et des années. Par endroit, ce ne sont plus que des tas d'ossements aux pieds des arbres. Ailleurs, ce sont encore des cadavres répugnants qui gisent, accrochés aux branches, se balançant avec le vent dans un grincement de corde sinistre. Je soupire longuement, cet endroit est aussi dégueulasse que le trou d'un phacochère. Je me demande si les phacochères vivent dans des trous, tiens. Est-ce qu'ils dorment dans les hautes herbes, comme les chevreuils, pour se cacher dans les bois au lever du jour ? Bof ... J'm'en fous un peu, faut dire. Moi tout ce qui m'importe, c'est la protection de ma soeur. Après, de savoir que la terre tourne ou que les oiseaux se reproduisent en volant, c'est bien le cadet de mes soucis. Je m'avance au milieu des arbres en humant l'odeur des cadavres en putréfaction, et je remarque un arbre vide, sans le moindre os à son pied. Intrigué puisque rares sont les troncs qui n'ont jamais porté de mort, je m'en approche à pas lents, prudent.
Brusquement une laie d'une centaine de kilos s'extirpe de derrière, là où un bosquet me bloquait la vue, suivie de près par trois marcassins déjà fauves mais pas encore aussi gros que des adultes. Je m'immobilise un instant, surpris par ce débarquement, mais la femelle fonce déjà sur moi pour m'éloigner de son chemin. Je fais un écart sur le côté pour l'éviter, elle continue sur sa lancée et, pris par l'excitation, je la suis dans la foulée. Les oreilles dressée dans sa direction, je la guette alors qu'elle me fait face à nouveau, puis je me désintéresse d'elle puisqu'elle reste immobile plusieurs secondes. Je me mets à courir après l'un des petits qui file en grognant de peur, et je me fais charger par la femelle. Dans l'amusement et les grognements du petit, je ne l'ai pas entendue arriver. Je roule à terre en jappant, surpris, mais me relève aussitôt pour lui tenir tête et aboyer afin de la faire reculer. Elle s'éloigne avec ses petits, mais leur présence me donne envie de jouer et, d'instinct, je recommence à leur courir après. La femelle tente de me distancer, me charger et me dissuader de continuer mon petit jeu, mais entre esquives et grondements menaçants, je n'ai de cesse de les harceler tous les quatre. Les petits courant partout sont trop amusants pour que je décide de m'en aller sagement, même si je n'ai aucune intention de les tuer. Seul, je n'aurais aucune chance et je le sais. Et puis, je ne suis pas là pour chasser, juste pour m'entraîner. Quoi de mieux qu'un jeu avec des cochons sauvages pour développer mes muscles ?
Après de longues minutes de courses poursuites et de fuites, les petits commencent à prendre confiance et me chargent en imitant leur mère. Je jappe mais ne m'en vais pas pour autant, et je me sers autant des troncs d'arbres qu'eux quatre pour me camoufler et revenir à la charge. Quand un petit se cache dans un renfoncement de terre et que je lui saute dessus, la charge de sa mère qui me prend de plein fouet m'arrache un gémissement et je m'assied une minute. Dans mon langage, ça signifie que le jeu est allé trop loin et qu'il faut se calmer. Dans celui de la laie, c'est un abandon temporaire. Ce qui, en fait, n'est pas si différent et mène d'ailleurs au même résultat : nous nous arrêtons tous les deux pour nous calmer un moment. L'instant d'après, remis de mes surprises, je repars de plus belle pour courser les marcassins. Deux me chargent mais fuient dès qu'ils arrivent près de moi, l'autre tente désespérément de m'échapper et je lui pince la croupe pour l'exciter davantage. L'odeur de la peur est délicieuse, n'importe qui pourra le dire. Heureusement pour moi, la laie n'a pas les défenses mortelles que porterait un mâle. Et puis malgré son instinct maternel, elle a peur de moi autant que ses petits, alors elle cherche à me faire fuir sans abuser de son courage de mère. Je les harcèle encore quelques minutes, jusqu'à ce que les charges de la femelle deviennent trop douloureux et que je peine à l'esquiver. Quand enfin je suis essoufflé et que le jeu me lasse, j'abandonne la partie et m'éloigne en trottant, alors que la famille de sangliers s'en va au galop dans la direction inverse.