«Il n'y a pas moyen de contenter ceux qui veulent savoir le pourquoi des pourquoi.»Gris. Le monde n’était plus qu’une vaste peinture de dégradés. Sans la moindre couleur, autre que celle de tes pupilles. Que, bien entendu, tu ne pouvais voir. Sauf si, par hasard, ton regard venait se déposer lentement sur la surface du lac. Chose que tu ne fis pas. Le temps t’était compté. Une nouvelle journée débutée tout juste dans cette vague brumeuse. Cette aurore grise laissait un goût pâteux dans ta gueule. La beauté du monde semblait avoir été arrachée. Disparue. Le filtre qui recouvrait le paysage, avalant les couleurs, en enlevé tout attrait. Ce n’était rien de plus qu’un assemblement de masses quelconque. Le sol, gris. L’acide liquide, gris foncé. Le ciel, gris presque blanc. Tu baissas les yeux. Tes pattes. Radicalement noires. L’intrus de ce nouveau monde.
Tu t’éloignas rapidement de ce triste paysage. Un long chemin t’attendait. Un effort continu, régulier. Tu commençais enfin à te muscler. Tu pouvais sentir qu’à présent, tu étais véritablement un adversaire. Oh, pas un démon, de ces êtres que la simple présence rend nerveux, qui écrase littéralement quiconque les croise. Mais a ta façon, tu avais gagné en prestance, en puissante. En endurance. Et, aujourd’hui, tu comptais bien renouveler cela. Tes pattes foulaient de façon gracieuse le sol, qui changeait lentement. Poussière, herbe, pierres. Toutes sortes d’appuis se succédèrent. Déjà, tu haletais. Après une heure à trottiner, ton souffle devenait irrégulier. Tes pattes, elles, voulaient se faire plus lourdes qu’elles ne l’étaient. Aussi, souris-tu. Cette réaction confirmée tes dires : tu t’étais amélioré, mais avait encore beaucoup à faire.
Avance, dans ce monde qui ne veut pas de toi. Accélère, encore et encore. Tu le sens, son souffle, sur tes hanches. Celui de ton passé. Il te poursuit, griffes sorties. La bave qui coule de sa gueule laisse une traînée rouge derrière vous. Du sang. Car il n’est que cela. Un chien de sang. Un molosse affamé, qui ne te quittera plus.
Cesse de m’observer. Il continue, te montrant images sur image. Tu fermes les yeux. Les visions se font plus nettes. Un froid glacé monte le long de tes pattes. Tu traverses, à perdre halène, la prairie de grenats. Les flocons s’abattent avec force sur toi à présent que tu quittes le couvert des arbres. Et encore, tu peux les voir. Ses visages, morts inutilement. De ta patte. Pourquoi ? Pourquoi Sora ? Ce jeune louveteau, pourquoi l’avoir dévoré ? Pour survivre ? Ce n’est pas un lapin ! Et ce vieux mâle, abandonné par sa meute, qui n’avait plus rien d’autre que le désespoir ? Sa chair t’a-t-elle rassasié ? Ou t’en faut-il plus ? Encore plus ? Tu as encore faim ? Tu veux plantes tes crocs dans le corps d’un de tes semblables ?
J’ai mal. Aux pattes ?
Au cœur. C’est étrange.Tu continues ton épopée. Pourquoi te poser ces questions aujourd’hui ? Pourquoi te torturer ? Pourquoi te remettre en question ? Pourquoi te sentir désespérer ? Pourquoi avoir des remords ? Pourquoi changer ? Pourquoi chercher une réponse ? Pourquoi chercher à changer ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi courir ? Pourquoi s’arrêter ? Pourquoi Sora ?
Tu t’effondres, par terre. Les pattes en sang. La tête en vrac. Un torrent de question y déferle sans logique, détruisant tes certitudes habituelles. Tu regardes le soleil. Déjà, il disparaît à l’horizon. Où es-tu, à présent ? Tu viens de passer une journée entière à courir, trottiner, marcher vite. Sans même t’arrêter un instant. Toutefois, c’est un goût amer qui trône dans ta gueule. Ton passé a été plus rapide. Tu n’as pas gagné. C’est la première fois, depuis que tu es seul, que tes souvenirs dépassent ta volonté. Ta haine. Ta vengeance. Ton envie de vaincre la mort.
END.