Il fait sombre, vraiment sombre. Les sous-bois sont plongés dans l'obscurité, et ce pour de nombreuses heures. Il a plu aujourd'hui, alors la mousse est humide et les feuilles mortes au sol, imbibées d'eau fraîche. Cela dit, grâce à l'eau qui les a aplaties sur le sol, mes pas ne font plus le moindre bruit. J'entends grouiller la vie entre les arbres, je sens les odeurs plus délicieuses les unes que les autres, des proies qui m'attendent sagement au loin. L'heure est venue de rapporter quelque chose à ma soeur, il est temps de manger quelque chose après deux jours de jeûn. Mes muscles sont justement tendus comme la corde d'un arc, prêts à se contracter sous la puissance d'un impact. Tous les sens en alerte, ce soir ma vue ne me sera d'aucune utilité. Heureusement, parce qu'elle n'est de toute façon pas suffisamment bonne pour m'être utile dans quelque circonstance. Des volutes de fumée blanche s'échappent de mes naseaux dans l'air froid de l'automne qui se meurt, et je guette le son des herbivores alentours. Je repère un troupeau de chevreuils non loin, et je détecte ensuite un lapin seul un peu plus près. Je ne saurais chasser un animal aussi gros qu'une biche, mais un pauvre petit lièvre est un challenge jouable pour un loup solitaire. Ce n'est pas la meilleure viande, mais elle nourrira au moins ma soeur pour les deux prochains jours. Je me tapis dans les feuilles humides, et je guette la venue de l'animal importun pendant de longues secondes. Lorsqu'enfin sa silhouette grasse apparaît dans mon champ de vision, ma faible vue me suffit à comprendre que la bête sera suffisante pour deux jours entiers, pour un loup adulte. Je laisse un sourire satisfait apparaître au coin de mes babines, et je me prépare à l'attaque. Ma proie semble guetter quelque chose, mais je n'y prends pas garde, bondissant dans sa direction sans plus réfléchir. Je n'ai le temps d'apercevoir que son nez frémissant et ses longues oreilles remuantes, avant de me retrouver brutalement suspendu dans les airs, accompagnant ma surprise d'un lourd grondement rauque. Que se passe-t-il !? La vitesse du balancement ralentit doucement, mais dans la panique je me remue si violemment que j'accentue le malaise qui me prend. Finalement, je me laisse aller quelques secondes et mon corps s'immobilise dans les airs. Je pigne, souffrant, quelque chose enserre douloureusement ma patte arrière droite. Je tente de redresser la tête mais la position infligée à mon corps est si inconfortable que je ne sais pas comment me mouvoir pour mieux analyser la situation. J'ai bien compris que je viens de me faire avoir par un stupide piège humain, mais reste à savoir comment m'en sortir. Je pense d'abord à ma soeur qui est restée seule dans les bois, et que je ne peux pas contacter au risque de la mettre en danger. Si elle me sait dans une telle situation, elle accourra et ne voudra pas me laisser là. Je reste silencieux, ravalant ma douleur en des grognements graves, et j'essaie de réfléchir. Le piège était certainement posé là pour un lapin, parce qu'en tendant mon corps au maximum de sa capacité, je parviens à toucher le sol de mes pattes. Je griffe le sol furieusement en essayant de me déplacer, mais rien n'y fait. La force ne me sera d'aucune utilité, la matière des cordages humains est telle qu'il faut user de ruse pour s'en dépêtrer. Je soupire longuement, me laissant pendre lâchement au bout de ma corde, cherchant un moyen de détruire le mécanisme. Le problème, c'est que j'ai une mauvaise vue. Alors j'ai beau savoir que le noeud n'est pas loin, je ne parviens pas à repérer son emplacement. Je grogne de douleur, la souffrance dans ma patte est de plus en plus intense. Et finalement, La chance tourne à mon avantage. En basculant suffisamment, j'arrive à attraper l'autre extrémité de la corde qui m'entrave. En tirant quelques saccades, je parviens à libérer le noeud à distance, et je tombe lourdement dans l'humus humide. Je reste allongé là de longues secondes, grondant férocement à l'idée que des bipèdes auraient pu m'attraper. Ma mise à mort ne m'inquiète pas, c'est le fait d'abandonner ma soeur qui m'aurait rendu fou de haine. Heureusement, mon temps n'est pas révolu. Je m'ébroue vigoureusement et je me relève, jetant un dernier regard au terrier dans lequel le lapin à disparu un peu plus tôt. Le repas ne sera pas pour ce soir. Dommage.

- Tu devrais faire plus attention ou tu met tes pattes !

Je tourne vivement la tête dans sa direction, la voix est tout près de moi et je n'avais pas remarqué la présence d'un semblable, trop occupé à chercher le moyen de me dépêtrer de ce foutu piège. Je lève légèrement le museau pour capturer dans mes narines les effluves qui émanent de son corps, et je reconnais là une bien jeune femelle, pour autant d'assurance face à un parfait inconnu. Mais à y réfléchir, il est vrai que j'ai perdu toute la crédibilité d'un danger imminent en me faisant si bêtement avoir par un piège aussi stupide que celui-ci. Les oreilles dressées sur ma tête, je m'approche d'elle sans la moindre peur, sans la moindre hésitation, et je l'observe pour mon bon plaisir. Elle arbore une taille tout à fait banale, un pelage tout aussi ordinaire et une carrure correspondant parfaitement au standard d'une jeune louve. Cependant, mon oeil valide l'est assez pour remarquer la couleur inhabituelle de ses yeux. Et puisqu'elle ne me suit pas du regard mais que ses oreilles semblent percevoir plus de détails que ses yeux, je comprends qu'elle a un handicap supérieur au mien. Cependant, je dois bien admettre que malgré la puanteur Sekmet qui brûle son poil, elle à droit a une certaine dose de respect de ma part. Si j'aurais pu trouver l'excuse de mon oeil aveugle pour expliquer comment je me suis retrouvé dans cette situation, le fait qu'elle, complètement plongée dans l'obscurité, ait pu rester sur la terre ferme sans aide, retire toute l'ampleur de mon excuse et la rend totalement bidon. Je laisse un sourire amusé naître sur mes babines tandis que je m'approche d'elle.

- Je me trouverais volontiers une excuse, mais effectivement je n'ai pas été assez prudent, ce soir. Puis-je te demander ce qu'une Sekmet fabrique dans les parages ? La forêt grouille de Hordien, à cette heure. Es-tu si courageuse que tu ne les crains pas ?

L'inconnue semble éprouver une sorte d'antipathie à mon égard, et je suppose que désormais la Horde commence à porter sa propre odeur, comme une meute à part entière, et que nous sommes de plus en plus reconnaissables à l'odeur. Peut-être a-t-elle déjà rencontré un Hordien, et que par ce fait elle est capable d'identifier l'odeur de la Horde sur mon pelage. Ou alors, peut-être suis-je simplement tombé sur une louve qui n'aime personne, comme il est de plus en plus courant d'en rencontrer ces derniers temps. Je soupire légèrement. Oui, le véritable caractère de nos ancêtres se perd de plus en plus au profil de manies étranges, que j'aurais autrefois attribuées à la folie humaine. Peut-être que, à y réfléchir, les maladies humaines se répandent sur nos terres et contaminent le cerveau des nôtres, au point de les rendre totalement insensibles à leur propre espèce, de sorte que nous devenons tous des ennemis pour nos frères et que nous devenons tous capables d'abattre sans état d'âme nos propres frères et soeurs de sang. Ses griffes me menacent brusquement, et je reprends mes distances, comme elle le souhaite.

- Quel manie de vouloir observer les loups en leur tournant autour. Tu n'es pas capable de me regarder en face ?!

J'affiche un regard amusé, même si au final, ça ne sert à rien. Elle me reproche de ne pas la regarder en face, mais je pourrais lui faire la même réflexion, même si elle n'aurait pas le même sens puisque venant de moi, elle serait davantage une insulte qu'une remarque. Je décide de me tenir à quelque distance d'elle, sans la quitter de mon oeil valide et en observant chacun de ses mouvements. Pour survivre en étant aveugle, nul doute que cette louve n'avait pas d'autre choix que de rejoindre une meute. Je me demande par curiosité, si elle est née Sekmet, ou si elle a rejoint la meute de force. Et puis, également, je me demande comment elle a pu devenir aveugle. A cette distance, je n'arrive pas à voir sur ses yeux portent les cicatrices d'un combat ou d'un quelconque accident, mais je sais également que les malformations oculaires existent aussi dans notre espèce, même si elles sont extrêmement rares. Oh et puis ... Après tout, j'm'en fou un peu, de c'qui a pu lui arriver. Elle n'est pas des miens et pire, elle fait partie de ma meute natale pour laquelle j'éprouve une haine féroce. Et puisqu'elle ne semble pas être particulièrement ravie de m'avoir rencontré, je n'ai pas la moindre envie de faire un effort pour me montrer appréciable.

- Vous les Sekmets, vous êtes d'une amabilité formidable, qui explique aisément pourquoi personne ne vous aime.

La femelle au nom inconnu semble se détendre après que j'ai pris de la distance, et elle finit par s'asseoir face à moi. Puisque j'ai bien compris son aversion pour les rôdeur, je m'immobilise en face d'elle pour éviter de recommencer à lui tourner autour. Il vrai que si j'avais continué, cela aurait marqué un certain défi dans notre rencontre, et aujourd'hui mon objectif n'est pas de me battre. Bien sûr, si le besoin se fait sentir je suis toujours opérationnel pour une bonne baston, mais ces derniers temps je préfère de loin m'économiser, afin de faire ressortir toutes mes capacités lorsque les entraînements de la Horde auront commencé. Parce que oui, nous ne pourrons pas prétendre écraser deux meutes, même l'une après l'autre, sans avoir un minimum de capacités à démontrer lors des grandes batailles. D'autant que ce ne sont pas de simples conflits, que réclame Skull, mais bien deux guerres parfaitement distinctes. Et probablement, si nous continuons sur notre lancée, nous attaquerons-nous au hommes après avoir faire taire les meutes. Si bien sûr, le Destin joue en notre faveur dans les mois à venir. Ce qui, bien sûr, est loin d'être joué d'avance.

- Tant que l'on se respecte entre nous je ne vois pas le problème. Le respect et l’amabilité se gagnent ... Actuellement tu n'a rien gagné.

Le louve n'aime visiblement pas ma remarque. Et elle a raison sur un point, à savoir qu'effectivement le respect se gagne. Pour l'amabilité j'ai bien un doute, et de toute façon je sais que les Sekmet sont dénués de cette qualité. Ils n'ont, par définition, jamais été les rois de la sociabilité. Là-bas, c'est généralement la meute avant le reste, pour ceux qui ne pensent pas tout bonnement qu'à leur survie individuelle. Elle s'étire, l'air de rien, et je sens malgré sa cécité qu'elle me regarde. Elle m'étudie, aussi bien que si elle me voyait clairement. Je sens sa présence partout autour de moi, alors même qu'elle n'est qu'une louve parmi tant d'autres et que bientôt, quand nous nous serons séparés, elle ne sera qu'un souvenir parmi tous les autres de mon existence. Bon ou mauvais, je ne jugerais cela pas maintenant, mais il est certain que je me souviendrais d'elle. Je lui souris d'un air narquois, parce que même si elle ne voit pas, je suis persuadé qu'elle entends dans ma voix ce qui transparaît sur mon visage.

- Il est vrai que certaines choses se méritent. Dommage que je n'ai rien à désirer gagner venant de toi.

Un détail me gène sans que je lui en fasse part. Si elle parle de respect, c'est qu'elle a des raisons de le faire. Pense-t-elle que je lui en ai manqué ? A quel moment ? Je serais curieux d'en savoir un peu plus sur ce qui se passe dans sa tête, parce que tout cela me semble fort intéressant. Pourtant je garde le silence. Je vois bien qu'elle n'est pas amicale, même si elle ne montre pas le moindre signe d'agressivité. Si je ne suis pas là pour le combat, rien ne me dit qu'elle ne me sautera pas à la gorge. Voilà à quoi nous en sommes réduits aujourd'hui : on ne peut plus avoir confiance en ses propres semblables.

Sans un mot de plus, elle fait demi-tour et s'éloigne. Va-t-elle s'en aller ainsi, sans un mot ? Me laisser là, avec mon piège et ma frustration ? Bof, après tout pourquoi pas ? Je n'ai pas grand chose à faire de la journée, je pourrais toujours retourner sur mes pas et tenter de m'entraîner un peu autour de tous ces pièges stupides ... Ah non, elle s'immobilise, de dos à moi. Je lui dirais bien que c'est dangereux, de tourner le dos à un étranger, mais je doute qu'elle soit aussi fragile qu'elle semble l'être au premier abord. Je ne serais même pas surpris de la voir combattre comme une forcenée malgré son handicap. Elle s'installe sur le sol froid et dur sans daigner m'accorder plus d'attention que nécessaire, et je suppose qu'elle n'apprécie pas particulièrement notre rencontre. Oh, je suppose que moi non plus, dans le fond. J'avais mieux à faire que me faire surprendre par une louve inconnue, alors que je venais de tomber si bêtement dans un piège.

- Que faisais-tu ici ? Partais-tu à la chasse lorsque tu t'es fait prendre par un piège idiot ?

Hm ... Oui et oui ... Malheureusement pour moi, elle voit bien plus clair qu'elle n'y paraît. C'est ironique, mais pas moins vrai. Cependant, histoire de garder un peu de ma fierté, je souris vaguement sans pour autant me rapprocher d'elle. De toute façon, je ne vais pas m'attarder avec une spectatrice de mon idiotie.

- En effet je chassais. J'espérais trouver un Esobek ou deux à me mettre sous le croc ...

HRP:

sachant pertinemment qu'elle fait partie des Sekmets, je me suis probablement dit que parler de la mort d'un Esobek lui ferait plaisir ou tout du moins, ne la mettrait pas en rogne. Eh bien oui, je suis un minimum intelligent, et je suis capable de voir qu'il n'est pas dans mon intérêt de lui chercher querelle. Elle est bien plus entraînée que moi, bien plus en adéquation avec le monde qui nous entoure et surtout, elle semble indifférente à tous les pièges qui se trouvent autour de nous alors que moi, je me suis fait prendre si bêtement. Ce serait idiot de la défier ou de lui chercher les ennuis. Si elle ne me tuait pas, je me ferais probablement avoir par un piège plus dangereux que le premier. Je n'en ai pas la moindre envie.

- Cela ne m'aurais pas déplu d'en trouver un aussi !

A défaut d'apprécier ma compagnie, elle compatit au moins à mes désirs. Je soupire cependant, et je me rapproche d'elle d'un pas tranquille. Je la fixe de mon oeil valide, tous les sens en alerte. Je ne voudrais pas me faire bêtement avoir par un quelconque effet de surprise, ma fierté tomberait en ruine si une louve aveugle avait le dessus sur moi alors qu'elle venait justement de me surprendre dans un foutu piège de bipède. Au lieu de m'arrêter à côté d'elle, je passe mon chemin et dépasser sa position en veillant à ne pas manquer le moindre de ses mouvements. Et puis, à quelques mètres devant elle, je m'arrête enfin et je me tourne pour lui faire face une dernière fois.

- Je sens bien que ma présence te dérange, et j'ai une proie qui m'attend quelque part. Je vais donc m'éclipser. Au plaisir de te revoir, en tout cas !

Ce n'est là qu'une question de politesse, même si, je le sais, la prochaine fois que nous nous verrons sera certainement sous le ciel de toutes autres circonstances. Mais qu'importe, elle ignore encore les desseins que ma meute a pour la sienne, du moins elle n'en connaît pas les détails. Aussi je ne m'attarde pas, et je file entre les arbres pour disparaître rapidement derrière les troncs morts.