Il fait froid. Le vent souffle sur tes oreilles, s’y immisçant parfois avec force et brutalité. Bien qu'extrêmement agaçant, tu commençais à t'y faire, depuis le temps que tu marchais depuis hier soir. Il ne fallait pas croire que ton arthrose t'empêcherait de te mouvoir, même si elle te rendait les voyages bien plus pénibles. Aaaah oui, les temps avaient bien changés. Ton époque rythmée par de folles escapades et d'aventures trépidantes s'était tarie depuis bien deux longues années déjà. Cette période te manquait, mais tu t'étais fait à ta condition d'"ancien" et commençait lentement à l'accepter. Contre toute attente, tu t'étais découvert une âme d'un guérisseur, d'où ta venue dans ces marais. Le curcuma, t'avait-on appris, est une plante qui t'aidera si tu la consommes régulièrement. En la broyant dans ta mâchoire, tu parviendras à en extraire un peu de jus qu'il te suffira d'avaler. Ce dernier soulagera ton arthrose comme aucun autre. Et cela faisait des mois que cela fonctionnait. D'ailleurs, tiens, en voilà.

Tes larges pattes - tout ce qu'il restait d'imposant dans ton physique, en somme - s'enfoncèrent une fois de plus dans cette gadoue que certains osaient appeler "source". Cela faisait la veille que tu faisais le voyage depuis le centre des Terres Neutres pour arriver jusqu'ici. Favorisant un voyage nocturne - tu pourrais plus facilement te dissimuler en cas de mauvaise rencontre -, tu étais parvenu au petit matin, lorsque le soleil embrasait lentement les alentours, à la lisière des Marais. Tu avais remercié ce soleil salvateur, te tirant de ton sommeil éveillé et balayant le froid qui commençait à te saisir les pattes. Rouillé. Tu étais rouillé et cela n'allait de toute manière pas aller en s'arrangeant. Certes, ces racines de curcuma t'aideraient - mais en aucun cas elles ramèneraient ta ferveur d'antan. Un soupir s'extirpa de ta fine gueule, créant un épais nuage de buée : tu fatiguais de jour en jour. Incroyable, d'ailleurs, que tu ais pu tenir jusque-là. Dans cet environnement apocalyptique il ne faisait pas bon d'attendre une retraite. Même si celle-ci était dûment méritée, aucun moyen pour terminer tes jours sur une note joyeuse. Ce serait dans la douleur, la faim et le froid que ton existence se terminera.

Tout en réflexionnant sur ton futur, tu étais venu te planter devant cette herbe qui t'était tant précieuse. Une longue tige s'élevait du sol, qui se terminait en sorte d'épi ressemblant à celui du maïs - néanmoins beaucoup plus colorée, avec des touches de rose et d'orange. Facile à repérer, il fallait pourtant dénicher les endroits où elle poussait. Les Marais avaient toujours fait partie de tes terrains de cueillette de prédilection. Mais, tu avais remarqué qu'elles devenaient de plus en plus rares. Non seulement que nous arrivions lentement en hiver et que, même si les Marais restaient relativement plus chauds et humides que le reste des terres, tu devrais te priver de curcuma pendant bien des mois. Raison de plus pour en faire des réserves maintenant.

Une légère brume, coutumière de ces endroits transpirants, se posait sur les quelques petites étendues d'eau stagnante, faisant flotter une atmosphère mystérieuse. Ta fourrure de plus en plus grisâtre et terne se mêlait sans peine dans cette pénombre que le soleil matinal peinait à transpercer. Une couche épaisse de saules pleureurs, de chênes ou encore de sapins devaient être traversés avant de pouvoir voir la lumière du jour. Quelques grenouilles fraîchement réveillées croassaient, çà et là. Des libellules encore engourdies par le froid peinaient à voler au-dessus des eaux vertes et douteuses. Bientôt, tout ce petit monde tranquille sombrerait dans un sommeil que seul l'arrivée de l'été réveillera. Du moins, si été il y aurait. Tes oreilles, tournant sans cesse comme des sonars afin de balayer les alentours, te gardaient alerte autant que ta vieille ouïe le pouvait. Pendant ce temps, tu t'affairas à lentement déchirer la tige de curcuma en utilisant tes canines. Des années de pratique t'avaient appris à traiter les plantes comme tout autre être vivant avec déférence et respect. Tu détestais comme tu fuyais la violence. C'était d'ailleurs une des raisons pour laquelle tu étais solitaire depuis si longtemps. Les scènes de domination inutiles dont tu avais été témoin t'avaient traumatisé et marqué à vie et tu peinais parfois à converser avec certains loups appartenant à des clans. Il faut dire que ces derniers défendent trop souvent un idéal que tu ne comprends pas, et parfois ils sont si campés sur leur position qu'ils ne concèdent aucun autre point de vue que le leur. En somme, tu es un bon solitaire qui tient juste à terminer sa petite vie sans avoir de soucis.

HRP: