La soirée débute, et j'entends les frémissements de la vie dans les sous-bois. Il est temps. Je me lève, m'étire de tout mon long, lâche une volute de fumée banche dans l'obscurité en renâclant doucement. Mon regard saphir scrute la sombre forêt qui s'étend devant moi, et je suis prêt. Je quitte la tanière que ma soeur et moi habitons depuis trois ans, et m'enfonce dans la pénombre avec une détermination farouche. Si j'ai ramené deux proies il y a quelques jours après une longue et fatigante partie de chasse, il nous faut de nouveau manger ou nous nous affaiblirons. J'ai décidé de m'attribuer cette tâche pour cette nuit, préférant laisser ma soeur se reposer et attendre que je ramène notre nourriture. J'ai toujours peur qu'elle soit blessée ou qu'elle tomber dans un piège. Trop de dangers rôdent, et ma soeur à tendance à croire que pourvu que nous soyons ensemble, rien ne peut nous atteindre. Elle sait que nous ne sommes à l'abri nulle part, mais elle semble espérer que le Destin nous épargnera les malheurs après tout ce que nous avons déjà subi et encaissé sans broncher. Quand elle voit la flaque à moitié pleine, j'ai plutôt tendance à la voir à moitié vide. Je préfère m'attendre au pire et être soulagé, plutôt qu'espérer de bonnes nouvelles et finalement être violemment déçu.

Les oreilles pivotant dans toutes les directions, je cherche les sons de la forêt, j'analyse les bruits, les mouvements, et je ne repère rien dans les environs. Evidemment, l'odeur de notre territoire, même minime, est reconnaissable par toutes les créatures et les hordes d'herbivores n'auraient pas la stupidité de venir paître dans les parages. Les seuls sons que je reconnais sont les fouissements des lemmings et la chasse des hermines. J'entends également le hululement d'une chouette, et les battements presque silencieux de ses ailes lorsqu'elle fond sur sa proie. Je hume l'air à la recherche d'une piste, je lève la tête vers la Lune et je pars en trottant. La nuit s'offre à moi, de longues heures m'attendent et la chasse commence. Il est temps de tuer.

Mon odorat me guide jusqu'à un bâtiment fait de troncs d'arbres, mais très étranges. C'est droit, quoique miteux et vieux. L'odeur du bois est sèche, la sève ne coule plus depuis longtemps dans ces morceaux de tronc. Encore une oeuvre humaine, de celles qu'ils fabriquent sans cesse. Plutôt que de creuser dans la terre et de ne prendre que la place dont ils ont besoin pour dormir et se tenir chaud les uns les autres, ils préfèrent bâtir de monstrueux endroits qui prennent une place immense, et dans lesquels leurs seuls corps ne parviennent pas à produire suffisamment de chaleur pour les maintenir dans un confort nécessaire. Je n'ai jamais aimé les humains. Ils sont chasseurs et jamais proie, ils n'ont pas d'ennemi, se reproduisent à n'en plus savoir compter, et la Nature ne maîtrise pas leur existence. Comme si leur espèce était capable de passer outre toutes les lois de la Vie. Rien ne semble pouvoir les atteindre et les seules morts, sont celles causées par leurs propres semblables. Ils tuent pour le plaisir, non par nécessité, et c'est leur faute si le monde est aujourd'hui tel qu'il est. Si cette espèce n'avait pas existé, le monde serait en paix. J'en suis certain.

Alors que je m'approche d'un pas lent et silencieux, méfiant, un lièvre s'extirpe de sa cachette, sous un monceau de bois coupé. Il ne me repère pas, alors je m'immobilise et me tapi sur le sol pour le guetter encore quelques instants avant de lui sauter dessus. Mes pattes tambourinent brutalement le tapis de feuilles mortes et humides, et je bondis dans sa direction. Malheureusement ses réflexes sont meilleurs que les miens et il s'enfonce furtivement sous son abris. Je lâche un grognement frustré en atterrissant lourdement contre le tas humide et dur, et je me relève immédiatement pour scruter le trou sombre dans lequel l'animal à disparu. Un échec était prévisible, la chasse n'est pas toujours un jeu de louveteau. Il arrive que l'on soit chanceux, ou pas. Mais j'ai encore tout le temps de trouver quelque chose, la nuit a étalé son manteau sombre sur le monde il y a à peine quelques heures. Je ne rentrerais pas les mâchoires vides, ce soir. Il n'en est pas question. Si les loups de meute peuvent se permettre de ne pas chasser durant quelques jours, grâce aux grandes et fructueuses parties de chasse auxquelles ils peuvent se livrer à plusieurs, nous autres solitaires devons toujours être au aguets, prêts à attraper la première proie que nous croiseront. Il en va de notre survie, et je ne manquerais pas de ramener à l'aube de quoi nourrir ma petite soeur.

Sachant bien que le lapin ne ressortira pas de son trou avant un bon moment, je reprend la route en suivant un vieux sentier tracé par les humains à l'époque où cet endroit était habité par eux. La végétation à presque recouvert le chemin, mais je perçois encore ici et là quelques traces de leurs anciens passages. Je hume chaque effluve qui se présente sur ma route, à la recherche de l'une d'entre elles précisément. Après un temps interminable, la chance semble tourner. Quand une forte brise secoue mon pelage, elle m'apporte l'emplacement d'une horde de chevreuil, et l'odeur exquise du sang frais. Quelque chose est blessé, vers l'ouest, et j'ai tout intérêt à le trouver avant qu'une meute ne s'empare de cette source de vie. Dans un léger grognement déterminé, je file à travers les bois en direction des odeurs qui me sont familières, et je déboule brusquement d'un buisson en plein milieu d'un troupeau. Je me tapi au sol en vitesse, les animaux semblent ne pas m'avoir repéré. Et puis un loup seul, ça n'est jamais bien impressionnant pour autant d'animaux armés de leurs bois. Je reste totalement immobile pendant plusieurs minutes, humant les effluves de chaque bêtes pour repérer l'animal blessé. Visiblement, le sang n'appartient pas à un chevreuil. C'est une déception, mais je ne m'attendais pas à pouvoir ramener une si grosse proie à ma soeur. C'aurait été bien trop beau, évidemment.

Je repère finalement un mouvement sur ma droite, par chance le côté pour lequel mon oeil est valide. Je tourne la tête, dressant les oreilles et concentrant mon odorat sur l'herbe frémissante. Un second lapin, et celui-là ne sera certainement pas aussi rapide que le premier, à l'odeur métallique qui l'accompagne. Je rampe dans sa direction, mais il semble trop épuisé pour tenter de fuir. Il essaie à plusieurs reprises de se redresser, et je comprends rapidement qu'il est tombé dans un piège humain. Bande de traîtres qui ne chassent même pas par leurs propres efforts physiques ! Eh bien, ce soir votre proie ne vous nourrira pas. Je bondis sur l'animal et lui brise la nuque sans grand effort, avant de tirer dessus à plusieurs reprises pour libérer mon cadavre de son étau. Ma tendre Kaya, même si ceci est minime, nous n'aurons pas le ventre vide demain. Tout en emportant ma proie dans les bois, je laisse apparaître un sourire de satisfaction sur mes babines retroussées. Le goût du sang entre mes dents me rend ivre, et m'ouvre l'appétit. Mais la chasse n'est pas terminée, aussi je me dois de trouver une cache pour ma première prise de la nuit.

Si j'ai pu cacher mon premier lapin près d'un ruisseau où je pense pouvoir le retrouver à l'aube, je n'ai pas eu davantage de chance les heures qui ont suivi. Cela fait bien longtemps que je cherche d'autres proies, mais la forêt semble avoir été désertée par le monde animal. Je croise bien quelques hordes de chevreuils ou de biches, mais seul je n'ai aucune chance de remporter une proie de ce genre. Je suis plutôt à la recherche de lemmings ou de lapins, et malheureusement les chouettes ont visiblement mangé tous ceux qui se promenaient cette nuit. M'étant trop éloigné de ma tanière à mon goût, je décide de faire demi-tour pour me rapprocher de ma soeur et ainsi être dans les environs au cas où elle aurait besoin de moi. La lune est presque à son zénith et je commence à perdre patience, mais je n'ai pas d'autre choix que de continuer à chercher. Je ne peux pas rentrer chez nous avec un pauvre lapin pour nourrir deux loups adultes, ça n'a pas de sens. Nous avons besoin de beaucoup plus que ça, et si je pouvais trouver encore au mois deux lièvres, ma chasse serait alors plus utile qu'en cet instant. Buté, absolument pas du genre à abandonner au premier coup dur, je ne rejoins pas le sentier de ma tanière et reprend ma traque un peu plus loin, veillant cependant à rester dans les alentours de mon maigre territoire pour rentrer rapidement en cas de besoin. Il me faudra également récupérer ma première proie avant de rejoindre ma soeur, et le ruisseau près duquel je l'ai abandonnée est à quelques lieues de chez moi. Les heures s'écoulent encore, j'irais le chercher plus tard, lorsque j'aurais trouver d'autres bêtes à tuer.

La lune avance encore dans le ciel avant que je trouve enfin une seconde proie. Malheureusement pour moi, cette odeur forte n'est pas celle d'un lièvre ou d'un faisan, mais plutôt la marque territoriale d'un porc-épic. Je n'ai le temps que de faire un brusque demi-tour après avoir voulu l'attraper, avant qu'il ne me charge armé de son dos à piquants. Je gagne une bonne frayeur et une égratignure au grasset dont j'oublie rapidement la douleur après avoir distancé suffisamment l'animal pour reprendre tranquillement ma chasse. Il est clair que la survie est d'autant plus difficile à maintenir pour des loups qui vivent en marge de la société, et il est rare que des animaux tels que nous restent volontairement loin d'une meute pendant aussi longtemps que Kaya et moi l'avons fait depuis que nous avons quitté les Sekmet. Je pourrais probablement demander un coup de patte à l'un ou l'autre des Hordiens, mais le foutoir dans la hiérarchie de cette pseudo-meute me pousse à penser que pour l'heure, je tiendrais davantage nos vies entre mes pattes si je gère seul mes parties de chasse. Je me promets finalement, résigné, que je demanderais à Kaya de se joindre à moi demain soir si je ne trouve rien à nous mettre sous la dent d'ici l'aube.

Je n'ai pas davantage de chance dans les heures qui suivent, et quand je vois approcher le lever du soleil je commence lentement à perdre espoir. Je retourne sur mes pas, rôder autour de la cabane du chasseur en espérant trouver peut-être un animal pris dans l'un de ses pièges, mais rien n'a eu la malchance de sombrer dans les environs et je me retrouve les crocs et l'estomac vide, retournant chercher ma seule proie de la nuit près de ce ruisseau. Je prends le temps de me désaltérer et même, je me repose de longues minutes au bord du point d'eau, tout près du cadavre de l'animal. J'aurais vraiment aimé trouver de quoi nourrir ma soeur, et je suis déçu d'avoir été si peu chanceux ce soir. J'aurais finalement rapporté à peine de quoi subvenir aux besoins d'un louveteau, et le pire c'est que je ne l'ai eu que grâce à ces fichus humains. J'ai peur que les temps deviennent de plus en plus durs et que Kaya et moi ne commencions sérieusement à dépendre des ressources d'une meute en pleine forme. Jeunes, lorsque nous avons quitté la meute nous étions certains de survivre paisiblement, chassant à deux tous les deux ou trois jours pour nous repaître d'un bon repas. Aujourd'hui, trois ans plus tard, je sens que la force de la jeunesse fougueuse nous manque et nous ne serions pas trop si notre petite famille comptait deux ou trois membres de plus. Peut-être aurions-nous dû songer depuis quelques temps, à fonder une famille en nous trouvons une âme-soeur, tous les deux ... C'est plein de doutes en tête que je rejoins lentement le sentier de ma tanière, guettant malgré tout les alentours dans un dernier espoir, mon lièvre mort coincé entre mes dents.

Partout où l'on pense avoir perdu l'avantage, la roue de la chance finit toujours par tourner. Alors que ma tanière n'est plus qu'à quelque distance de moi, je laisse brusquement tomber mon lièvre sur le sol. Une effluve vient à mes narines et si je reconnais l'odeur des humains, je sais aussi qu'elle n'est pas seul et que le bipède qui se promène ne le fait pas par simple envie de passer le temps à une heure si matinale. Les sens aux aguets, je file entre les arbres pour retrouver l'importun. Il ne sait pas qu'il s'est aventuré sur les terres d'un loup, sur mes terres, et il ignore à quel point même seul, je défendrais mon territoire. Un humain chez moi, c'est un danger pour Kaya. Et je ne tolère aucun risque qui pourrait lui porter préjudice. Grognant doucement, je suis les odeurs musquées des bêtes d'élevage et je rejoins rapidement un pauvre bipède suivi de près par ses quelques cinq ou six brebis. La chance est avec moi, cette fois, et il est hors de question que je laisse passer une telle opportunité. Le soleil ne se montre pas encore, comme s'il me laissait quelques minutes de sursis pour mettre à profit ma longue et fatigante nuit de chasse. Mes orbes saphirs brillent dans l'obscurité, et je toise les proies avec grande envie. Placé contre le vent, j'empêche mon odeur de se répandre dans le minuscule troupeau. Je laisse s'écouler encore quelques secondes, mais très peu. Juste suffisamment pour choisir ma proie, une femelle assez grosse pour nourrir deux loups adulte, mais pas suffisamment jeune pour fuir avant les autres. je bondis hors de ma cachette à une allure fulgurante, atterrissant lourdement sur ma proie alors que l'humain pousse un hurlement de surprise. C'est une entreprise dangereuse, mais poussé par la faim je n'ai pas d'autre choix. Étouffant ma prise avec détermination, je jette un regard mauvais à l'être imberbe qui me fixe, incrédule, alors que ses bêtes s'emballent et prennent la fuite. S'il aurait pu tirer son arme de sa hanche pour m'abattre et récupérer son cadavre, il décide apparemment de retrouver ses animaux encore en vie. La famine guette tout le monde, pas seulement les solitaires, ni les meutes. Même les humains semblent être près de leurs sources de nourriture. Je tire enfin ma trouvaille jusqu'à ma tanière, et lorsque j'arrive le soleil a déjà illuminé le monde. Je laisse apparaître un long sourire satisfait, et je repars chercher mon pauvre lapin. J'ai beau avoir trouvé bien mieux pour subvenir à nos besoins, le gâchis n'est pas de mise lorsqu'une telle période nous frappe.