Les grenats scintillent faiblement sous la lueur pâle de l'aube qui pointe à l'horizon. Les nuages de buée se précipitent en dehors de ma gueule alors que je frissonne. L'air matinal est frais, si frais ! J'aimerais tellement m'enfuir d'ici, courir jusque la cave Soufflée et m'y blottir comme une lâche.

Mais je suis venue pour quelque chose. Depuis Minuit au moins, je serpente entre les terres, truffe levée de temps à autres, la démarche assurée, à la chercher. Elle. Kora, Cristal de Glace. Cela fait longtemps que je ne l'ai pas vue, et son absence se fait pesante. Il faut que je la trouve. Même s'il me faut arpenter toutes les terres alentours. Voilà pourquoi je refuse de rentrer, de fuir ce froid mordant comme le voudrait ma première pulsion.

J'ignore si le ciel est découvert, s'il risque de neiger, de pleuvoir ou s'il risque de me tomber des foutus sangs de soleil sur la tête, car il fait encore trop sombre. Ce n'est pas que le noir m’oppresse, et puis de toutes façons cela fait des heures que je marche dans l’obscurité, mais ce n'est, disons... Pas très rassurant.

Chaque heure, je m'accorde quelques minutes de repos. Et ce moment est venu. Frissonnante, l'esprit quelque peu embrouillé, je repère un buisson moins épineux que les autres et m'y précipite à grands pas. Je m'y cale en grognant sous l'effort - mes muscles, raides et froids, s'y refuseraient si je ne forçais pas quelque peu.

Je somnole, restant tout de même sur mes gardes, jusqu'à ce qu'un fumet vienne me chatouiller les narines. C'est une odeur amère, forte, sauvage. Je pense d'abord reconnaître l'odeur Sekmet mêlée à celle Solitaire, mais elle n'est pas exactement comme ça. Je me relève doucereusement, et hume l'air. Je tente de me concentrer, mais elle est un peu estompée. J'en déduis qu'elle est plus loin, et, curieuse, je me lève totalement et trotte un instant puis me met en marche vers l'odeur.

Je marche un peu en biais, la tête penchée comme si l'odeur pouvait me sauter à la gorge. C'est peut-être le cas, pour ce que j'en sais. Et l'odeur est si abominable qu'elle me prend à la gorge. Lorsque je sens que je me rapproche, je me concentre dessus à nouveau. Et lorsque je la reconnais, je suis si pétrifiée que je refus d'y croire. Mais c'est bien elle. L'odeur... De la Horde.

Je me serais enfuie à toute allure sans me retourner si je ne l'avais pas repérée. Elle, elle est là... Au loin, je l'aperçois. Kora ! Elle est très loin et ne m'a sûrement pas remarqué, mais moi, je la reconnaîtrais entre mille. D'accord, il y a plein de loups blancs qui vivent ici. Mais mon instinct me souffle que c'est elle. Et ce même instinct me pousse à aller la rejoindre.

Je tremble à mesure que je marche vers elle. Peu à peu, je remarque qu'elle est couchée sans sembler vouloir se lever. Puis je remarque le sang séché qui tapisse le sol autour d'elle. Cela fait si longtemps que je ne l'ai pas vue, elle aurait pu mourir dix fois... Mais qu'est ce que sont ces petites boules de poils égorgées, rousses et blanches, qui gisent sur le sol près d'elle ? Je pense que d'abord que ce sont des pièces de gibier, lapins ou autres. Mais en me rapprochant davantage, l'horrible vérité me frappe. Ce sont des louveteaux.

Je suis désormais à quelques pas d'elle. Je vois ses flancs se soulever régulièrement, et conclus qu'elle est vivante. Mais je suis toujours secouée par la vision qui s'offre à moi. Il n'en reste que deux, qui se tortillent en gémissant près d'elle.
« Kora, fais-je d'une voix dure. Qu'est ce que ça veut dire ? »
Je m'approche plus encore.

La Horde... Sans aucun doute, Kora a rejoint la Horde. Voilà donc pourquoi je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Je marque un mouvement de recul en comprenant que ces petits ne peuvent être autres que fils de la Horde. Enfin, en théorie.
« Qui est le père ? »
Que penser ? Que lui est-il arrivé ? Tant de questions dont seule elle a les réponses. Si du moins elle daigne me les donner.

J'en recule, surprise, lorsqu'elle se lève d'un bond en grognant. Je grogne à mon tour et éprouve une certaine fierté en la voyant se rallonger, trop faible pour m'attaquer. Le regard noir, elle m'en fait tout un speech.
« T'es bête ou quoi ? Je n'en veux pas, ça se voit pas ? J'allais en faire quoi de cinq choses fripées qui couinent ? Quant au père, je ne le sais pas moi même. »
J'ouvre la gueule pour répondre mais sa dernière phrase me cloue le bec.


« De toute manière, je n'ais pas à me justifier pour ce que je viens de faire. »
Je lâche un grognement qui projette une volute de buée. Je frappe le sol de ma patte raide.
« Qu'est-ce que ça veut dire de la Horde, je lâche, d'une voix que j'espère dure. Je le sais bien que tu n'en veux pas. »

Bien sûr que je le sais. Je ne vois pas Kora clouée par terre des mois et des mois durant, des petits collés aux flancs. Pourtant, mon cœur se serre à l'idée de ces trois petits quasi morts-nés qui ne connaîtront jamais la joie de la vie, la joie d'être un loup. Même si la vie est polluée, dure, pleine de famines, maladive, il n'y a rien de mieux que de courir pelage au vent, truffe en l'air. Être un loup, c'est quelque chose que je n'échangerais pas contre le noir éternel et la souffrance d'être égorgée.

Sans-cœur, ai-je envie de lui cracher. Mais ce que je vois m'en dissuade. De sa gueule longue et charnue, elle attrape le petit roux, serre ses crocs, et le sang commence à jaillir dans un bruit de peau déchirée. Je reste immobile, la mine sombre, sans même ciller. Je n'ai plus que de l'empathie envers celle qui fut un temps mon mentor.
En voyant le petit roux tomber à terre, inerte, je me retiens de sauter à la gorge de la louve blanche qui se tient devant moi. Oui, ce n'est plus qu'une simple louve à mes yeux.

« Quel carnage ! Fait-elle, un sourire narquois et satisfait sur la face, le regard porté sur le petit corps. »
Elle rit. Rit, rit, rit. Mais aussitôt, elle s'arrête, me dévisage, et c'est là que je remarque qu'il y a un cinquième petit. Accroché à la queue de Kora, cherchant désespéramment sa mère. Je croyais qu'il n'y en avait que quatre.

Elle l'attrape et se tourne vers moi. Ce louveteau blanc-roux, on dirait... Moi. Arrachée à ma mère à ma naissance, sans personne vers qui me tourner. Seule, seule avec moi-même. Et ça n'arrivera pas une seconde fois. Je ne réfléchis pas. Vive comme l'éclair, je m'avance d'une foulée, frappe vivement Kora à la nuque du bout du museau, ce qui lui fait lâcher le petit par réflexe, que je récupère juste avant qu'il ne tombe au sol. Je recule de quelques pas et pose au sol le jeune louveteau aveugle, qui se traîne entre mes pattes.
« Réponds. »

J'écoute, fébrile, le discours de la louve blanche. Mais je en l'écoute que d'une oreille. Ma priorité, là, c'est de ramener le louveteau à la cave. Peu importe si Yroen le voit d'un mauvais œil, elle ne le laissera pas mourir, et je le sais. Une mère s'en occupera sûrement, aucune louve ne peut laisser un noveau-né mourir, enfin à part Kora. Mon esprit s'égare vers l'avenir. Kora fera t-elle tout pour l'éliminer ? Me traquera t-elle ? Viendrais-je de perdre mon mentor ? Non, non, je n'ai rien perdu, je ne regretterais pas Kora. Mais le petit ? Survivra t-il avant d'atteindre le camp ?

Je reviens à moi quand elle finit par me cracher ces mots :
« Penses tu que la sage et respectueuse Yroen en voudra ? Si ce n'est pas le cas, qu'en feras tu ?
− Elle en voudra, je lui réplique aussitôt d'une voix sèche. La vraie question, c'est toi, qu'est-ce que tu vas faire ? »
Peut-être que j'espère me montrer maligne, mais peu importe.
« Tu crois que la Horde - j’insiste bien sur ce mot - va vouloir d'une femelle faible à peine mère plus qu'une meute d'un potentiel nouveau guerrier ? »

Il ne mourra pas, je pense si fort que je le murmurerais presque. Il me faut m'en convaincre. Il ne mourra pas. Peut-être un instinct de mère révélé que j'ai là, mais tant pis.

Mourir. Ce n'est pas le petit qui va mourir, c'est bien moi. Oh bon de -, pourquoi je m'y attendais-je pas ? Kora me balance un nouveau rabrouement que j'écoute à peine, et je ne m'y attends pas du tout lorsqu'elle m'attrape la gorge de ses mâchoires. Et serre. Serre, serre, serre, jusqu'à s'arrêter. L'odeur du sang se répand dans l'air. Aussitôt, elle me lâche et je repars en arrière, comme brûlée subitement.

Je me replace près du petit. Je lance un grognement sourd à la louve mais elle a déjà baissé la tête, épuisée. Je tourne ma nuque dans un sens, dans l'autre, me dérouille l'articulation endolorie par cette folle, et plonge mon regard dans le sien, mais c'est trop tard. Il s'est éteint. Quoi ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir. Les idées se bousculent dans mon esprit. Elle a voulu me tuer, le bon réflexe serait de lui rendre la pareille, non ? Ou de fuir. C'est une bonne idée, ça. Je baisse la tête entre mes pattes. Le petit dort, il est si attendrissant, roulé en boule, là ! Je tourne ma nuque à nouveau, me mord la babine et observe l'aube naissante. Je m'apprête à l'attraper pour m'en aller mais Kora a du m'entendre car elle redresse la tête.

Ç'aurait été aussi bien qu'elle soit morte.
« Tu devrais le réchauffer ou il va mourir de froid. »
Parce qu'elle s'en préoccupe, maintenant ? Je scrute son regard et n'y vois qu'une certaine honte et une gêne. Même si elle affiche un grand sourire. Je recule de quelques pas, sans détacher mon regard du sien, puis renifle. J'en suis sûre, je le vois gros telle une pluie de sang de soleil. Elle attend une réponse bien précise.

Je me creuse la tête. Que répondre de... Malin ? Qu'attend-elle exactement ? Je me pince les babines. Je jette un regard au petit. Ce petit soleil, si mignon, si éblouissant, si... vivant ! Il faut que je le ramène à la maison. L'air se réchauffe, mais ça ne suffira pas.
« Élios, je murmure dans un souffle. Laisse le soleil te réchauffer, j'ajoute encore plus bas, à tel point que Kora ne l'entendra jamais. »

C'est toujours cool un instant poésie, non ? Élios. C'est un bien beau nom. Et ce sera le sien, désormais. C'est le soleil de sa portée, cette portée morte, tuée, sans avenir, sans futur.
« Élios, je répète. Je reporte mon attention sur la louve. T'as pas tout détruit Kora. Il reste encore quelque chose. »
Bim, dans tes dents. Je sais qu'elle ne s'y attendait pas du tout, mais alors là, pas du tout ! Ahh quelle satisfaction. Et puis on oublie d'être retenu.

Je n'entends pas réellement ce qu'elle dit. Je suis trop concentrée sur ce qu'elle fait. La louve se lève et se met à décrire un cercle en marchant autour de moi. Elle tente de m'intimider, et ça m'énerve. Puis, arrivée devant moi, elle se roule par terre et son museau arrive pile devant la tête du louveteau. Je grogne. Elle lèche le petit et émet un sourire narquois.

Mon regard ne quitte pas la louve. Elle est devenue un ennemi mortel à présent. Elle saisit le petit. Mes traits se figent. Elle le soulève du sol, une expression gourmande sur la face. Une peur et une adrénaline courent en moi. J'ignore quoi faire. Ne lâchant pas Élios, elle va se rallonger et se met à le lécher avidement. Je l'observe, crispée. Le petit va, rampant, chercher le lait de sa mère. Elle pourrait le tuer n'importe quand.

« Si tu le prends, il va mourir, de faim ou de froid, tu ne peux pas me l'enlever. »
Que tu crois. Je sais qu'elle va le tuer si je la laisse. Mais il y a une part de vérité dans ce qu'elle dit, seulement... Peut-être que je pourrais rejoindre le camp assez vite. Devrais-je tenter le tout pour le tout ? C'est un horrible dilemme. Mes pattes traînent dans la poussière dans un sens, dans l'autre, et je fonce sur Kora avant même de réfléchir à sa réaction. Tenter de reprendre le petit par la force. Ma seule chance.

J'en ai déjà assez entendu. Elle me laisse finalement reprendre le louveteau et lâche prise. Je la toise sans mot dire. De quoi rêve cette louve, la nuit tombée ? N'a t-elle jamais aimé qui que ce soit ? Tant de ... Barbarie. De haine. Aucune once de fierté quant à ces petits ? Rien ? Je sais qu'elle attend de moi que je sois terrifiée. Que je m'empresse de courir vers les jupes d'Yroen. Ça n'arrivera pas. Même si, pour la survie d'Élios, ce serait le plus judicieux à faire, je prends le risque de lui faire ravaler sa fierté. Au moins encore un peu.

YAN'KA - « Essaie toujours. »

Pas très malin, certes. Je ne vois néanmoins pas quoi dire d'autre. Ses menaces ... Sont-elles sérieuses ? Pff. Cela ne m'affecte pas, enfin, c'est ce que je me dis là. Je détourne le regard, embrasse la plaine des yeux. L'étendue ... L'étendue de cette prairie est infinie. Un jour, j'amènerai Élios ici. Je serais bien forcée de tout lui raconter. Même si, pour l'heure, je me promets de le protéger de la haine de sa mère. Au moins, qu'il passe une enfance heureuse. Il aura une mère aimante. Peut-être pas de père, mais la meute sera là pour lui. Un avenir sans trop de problème. Enfin, il y en aura bien un. Mais nous serons plus forts quand cela arrivera. Je reporte mon attention sur Kora.

YAN'KA - « Autre chose ? Il me tarde de ne plus voir ta tête. »

Le temps presse. J'attrape Élios par la peau du cou, lequel se débat un instant. Je cille, regarde Kora une dernière fois. À moins qu'elle ait encore quelque chose à ajouter, je pense que je peux m'en aller. Tant qu'il est encore temps. L'aube pointe déjà. L'air bien que légèrement réchauffé par le soleil naissant reste frais. Il ne va pas tenir longtemps. Je recule de quelques pas, sans lâcher la louve des yeux. Un dernier regard.