Nocturne a été pour moi un frère de meute, un allié, un ami. Il a été un soutien pour mes fils, il a pris en charge chacun d'eux et les a maintenus debout pendant près d'un an, alors que leur père se faisait griller les neurones dans une arène et était transformé en chien de guerre. Il a combattu à mes côtés fièrement en tant que Hordien et si j'ai mis le temps, je l'ai pourtant sincèrement apprécié, respecté. Nocturne a été pour moi plus qu'un simple loup, plus qu'un simple compagnon, bien davantage qu'un apprenti. Il a sorti ma tête de l'eau quand je coulais paisiblement dans la déchéance. Il a tiré sur ma nuque quand je sombrais dans les abîmes et m'a empêché de me laisser aller alors que mes fils attendaient mon retour après s'être battu pour sauver ma misérable vie. Aujourd'hui encore, je ne saurais dire si je désirais réellement être sauvé ou si j'aurais préféré continuer de me laisser aller à la chute vertigineuse qui m'entraînait inexorablement vers mon point de non retour, vers la folie pure et simple.

Remus, Pandémonium, Adriel, Dalioka. Ils ont été les petits que j'ai toujours rêvé d'avoir. Ils sont ma chair, mon sang, et je n'ai même pas eu la chance de les connaître, de les voir grandir, de les protéger. Je n'ai pas eu le droit de les regarder évoluer et mûrir, je n'ai pas eu le droit d'essuyer leurs premières larmes, de leur apprendre à se défendre et à respecter ceux qui méritaient de l'être. je n'ai eu aucun droit sur leur enfance et pourtant, pourtant ils sont restés loyaux à leur père. Un père absent, jamais là. Ils se sont entraînés pour me retrouver. Se sont battu pour me retrouver. Ont donné tout ce qu'ils possédaient pour faire sortir de l'Enfer un loup qui leur avait donné la vie mais qui, finalement, n'était rien d'autre qu'un nom, une légende, un rêve éphémère qui disparaît avec les premières lueurs du jour. Ils n'ont abandonné devant aucune difficulté, ils ont continué d'avancer la tête haute jusqu'à trouver enfin la seule piste qui les a menés à moi et aujourd'hui, je suis encore le père indigne qui les a abandonnés.

Tybalt est ce frère que j'aurais pu avoir si ma soeur n'avait pas été tuée par les hommes. Il est ce frère qui n'a jamais fait parti de ma vie, que j'ai d'abord haïr et méprisé, et que j'ai appris à aimer pour sa folie et son excentricité, pour sa stupidité et son indéfectible loyauté. Il a été, est et restera à jamais le seul être qui ait vraiment compté comme étant mon frère de sang, et ce même si nous n'avons rien dans nos veines qui puisse nous faire prétendre à un tel lien. Il a été mon ombre, mon assurance, ma couverture et le plus proche de mes amis. Il est demeuré à mes côtés quand j'acceptais la domination d'une louve sombre et dangereuse, il est resté tout près lorsque j'enterrais la seule louve que j'aie jamais respecté, et il était toujours là à attendre mon retour quand je revenais d'un camp d'humains où on m'avait retourné le cerveau pour ne faire de moi rien de plus qu'un clébard de combat. Tybalt est et restera celui qui me sera resté le plus loyal parmi tous ceux qui ne partageaient pas mon sang.

Mais comment décrire, malgré cet entourage fort et soudé, la douleur qui me broie la poitrine ? Comment décrire cette souffrance lancinante qui bat dans mes tempes, qui brûle mes veines, qui saccage mon cerveau ? D'abord, la mort de ma compagne, la seule louve dont j'aie su tomber amoureux malgré toutes les différences, malgré toutes les difficultés. Et puis, la disparition de tous ceux qui furent mes petits, ma raison d'être, pour n'être finalement plus suivi que par deux d'entre eux, si jeunes alors qu'ils ont déjà tant souffert. Et si mon interdiction de voir grandir ma première, ma seconde et ma troisième portée ne suffisait pas, j'apprends de la gueule de celle qui possède ma place légitime, que je suis père de deux autres louveteaux, âgés déjà d'une année entière. Deux autres louveteaux dont j'ai encore été privés de l'enfance, comme si j'avais le droit d'enfanter, mais pas celui d'être père. Comme si je ne méritais pas le privilège de la paternité. Comme si le Destin se jouait de moi en m'offrant descendance et prospérité et en me privant de toute paternité.

Je marche, non je traîne ma carcasse, jusqu'aux vagues devant lesquelles se tient mon frère. J'ignore ce qui m'a poussé à venir là ce soir et je ne saurais pas davantage dire ce qui a poussé Tybalt à y être aussi alors que je ne viens jamais ici d'habitude. Je revois, là sur le sable désormais froid, nos rencontres secrètes avec Atom. Je me rappelle chaque mot, chaque sentiment, chaque promesse faite à cette seule et unique louve que j'ai aimée. Cette louve dont on m'a privé à tout jamais et que rien ne me rendra jamais, pas même sa ressemblance frappante, violente, avec sa fille unique. Je me laisse violemment tomber sur le flanc, collant mon dos au corps chaud de mon frère, fermant les yeux en soufflant profondément dans le sable, tout près de l'écume des vagues. Exténué. A bout de forces.

Je pourrais sombrer dans ce qui a toujours été ma vie. Je pourrais repartir vivre mon existence en tuant et en massacrant mes semblables sans plus jamais m'alourdir de regrets ou de culpabilité. Je pourrais simplement oublier toutes ses souffrances, leur tourner le dos et disparaître à jamais de ce monde qui m'a écrasé tout ce temps. Je pourrais me souvenir de mes techniques de torture et en user de nouveau sur des loups inconnus et innocents pour faire taire mes émotions et enfin ne plus ressentir le malheur qui s'abat sur moi depuis mon retour d'un autre Enfer. Quand j'y pense, l'idée de redevenir le monstre sanguinaire que j'étais autrefois me semble si douce, si salvatrice, que je m'obsède et ne pense plus qu'à elle. J'imagine déjà mes crocs plonger dans la chair des miens, tuant, massacrant ce qu'est la meute Navnik, détruisant définitivement tout ce pourquoi je me suis battu depuis trois ans aux côtés de ma défunte compagne. Je ne désire parfois plus que la mort d'Helya et de tous ceux qui l'entourent. Je ne vois comme réussite de ma vie que l'anéantissement de tout ce que j'ai donné au monde pour me prouver à moi-même que non, tout ne s'est pas terminé contre mon gré, que j'ai eu une part de choix dans cette descente en Enfer. J'aimerais simplement oublier ce qui a fait de moi ce loup faible et empli d'émotions, de sentiments sincères et douloureux. J'aimerais juste tirer un trait sur ce présent plein de souffrance et d'amertume, mais je sens au fond que même si je le désire ardemment, il existe encore quelque chose, quelque part en moi, qui m'empêche de sombrer à nouveau.

- Ça craint.

Ne te plains pas, mon frère. Tu as une meute pour laquelle tu n'as pas eu à te battre. Tu as une compagne qui peut encore se coller à toi et te faire humer son parfum. Tu as même encore autour de toi tes petits, les plus grands comme les plus jeunes. Tu devrais être un loup comblé et moi, ce que j'ai ? Le vide. Un néant total qui s'épaissit à mesure que les jours passent. Je n'ai plus pour vivre que le seul espoir de régner aux côtés de ta compagne, que je n'ai même pas choisie pour ce rôle. Ta compagne qui a pris la place de la mienne et que je devrais regarder jusqu'à la fin de mes jours en pensant à Atom, à son regard brun et fou, à sa voix sèche et à son coeur pourtant sincère. J'hésite souvent entre hurler au monde qu'il n'est qu'un chien enragé, qu'il m'a tout pris et que je ne méritais pas ça, ou me relever encore une fois après toutes les épreuves que j'ai déjà traversées, comme si j'étais trop fort pour me laisser abattre après tout. La tête posée sur celle de mon frère, je fixe l'horizon, le regard empli de toute cette amertume, de toute cette douleur incandescente qui fait ma vie désormais.

- La vérité, c'est que j'suis pas si fort ...

La tête posée sur celle de mon frère, je me laisse aller au silence et à la paix qui pourtant reste tourmentée par mes sombres pensées. Un silence qui s'étend, qui nous lie l'un à l'autre comme nous ne l'avons jamais été. Il est encore là. Après toutes les épreuves, après toutes les déviations, après tous les coups que la vie nous a mis, il est toujours là, à attendre que je tombe pour être celui qui me relèvera. Il sait.

- Si tu ne ressentait rien, si tu ne tombait pas alors que tu a tout perdu...Ce ne serait plus de la force, ce serait inhumain, tu serais un monstre.

J'aurais peut-être dû le rester, ce monstre sanguinaire qui ne voyait que sa soeur comme raison de vivre, et qui ne regardait les autres que comme des proies. J'aurais peut-être dû rejeter Atom, la quitter après l'avoir engrossé sans même me tenir informé de son état. J'aurais peut-être dû renier mes gosses, me servir de Skull pour assouvir ma vengeance et m'en aller ensuite, sans plus rien attendre des autres. J'aurais dû continuer à le haïr, lui, pour le lâche condescendant qu'il était. Je n'aurais pas dû m’empêtrer dans les émotions qui ont ensuite fait partie de mon quotidien et m'ont fait couler de plus en plus profondément.

- Et bien que nous ne soyons plus que des démons j'aimerais continuer à croire que nous gardons une par d'humanité en nôtre être.

Je n'esquisse pas le moindre mouvement, regarde droit devant moi et laisse passer quelques secondes. Là dans mon regard sombre, se reflètent toutes les douleurs de mon passé, toutes celles de mon présent et l'anticipation de mon agonie à venir.

- Cesses d'enfoncer le couteau, mon frère ...

Mais, aussi longtemps que nous vivrons, il nous faudra marcher encore, un pas après l'autre, chaque jour sans fin, jusqu'à ce que la vie nous quitte. Alors, tandis que nos respirations dansent à l'unisson, je laisse passer de longues minutes avant de me relever lentement, dans un soupire profond.

- Quoi que nous fera vivre cette chienne d'existence, on restera debout. Hein ?

Je pourrais, comme je l'ai toujours fait, lui donner un ordre. Exiger de lui qu'il se relève et qu'il marche avec moi comme ça a toujours été le cas. Mais si autrefois c'est mon ordre qui aurait été dit avec le plus de conviction, aujourd'hui c'est seulement ce "hein ?" qui résonne plus fort. Aujourd'hui, je le supplie de me rappeler que la vie n'est pas terminée, et que lorsque notre heure sera venue, nous serons toujours là, côtes à côtes.

Il se relève à son tour. Et une seconde fois, sa tête vient se placer sous la mienne, comme pour me rappeler qu'éternellement, sa vie sera mienne.

- Jusqu'à que la mort nous fauche les pattes.

Mon regard se plonge fans l'horizon infini. Oui c'est ainsi. Jusqu'à ce que la mort nous fauche les pattes. A jamais frères.

- Si tu te sens tomber appuie toi sur moi. Reprends ta place, règne aux côté de ma compagne, c'est ton trône.

Je pose sur lui un regard empli de détermination. Ils ne sont pas les chiens des Sekmets. Ils me sont restés fidèles à travers la mort. Et je ne peux désormais plus tolérer l'idée de ne pas reprendre ma place. Ils m'attendent. Nos regards s'écartent en même temps pour de nouveau observer le monde interminable qui s'étale devant nos yeux. La vie ne nous a pas encore quittés.

- Je m'occuperais de supprimer les obstacles sur ton chemin et de veiller sur tes arrières. Je te suivrais Isha, même en enfer.

Je gonfle le poitrail dans une profonde inspiration et je laisse de longues minutes filer, observant l'avenir dans le blanc des yeux et le défiant de se frotter encore à la puissance des Dragons.

- C'est l'heure.

Et, apposant sous la mâchoire de mon frère un coup de museau assuré, je l'enjoins à faire demi-tour avec moi. Un pas après l'autre, nous marchons côtes à côtes et plus jamais je n'aurais la tête basse. Parce que je suis un Dominant, un Alpha, et que ma meute m'attend depuis trop longtemps.