Marre. Marre, il en avait plus que marre. Il en avait marre d'être à nouveau la bête noire des meutes, celle dont on raconte des histoires aux louveteaux pour les effrayer le soir. Il en avait merre d'être à nouveau le fantôme, le solitaire indésirable à massacrer à vue parce qu'il s'était introduit sur des terres qui n'étaient pas siennes et qu'il était rentré dans le jeu de ce foutu mâle! Quoique, quelle serai vraiment sa réaction s'il venait à le revoir? Et la sienne alors? Il s'en foutai, en vrai. Il avait autre chose à se préoccuper que de faire joujou avec un traître qui venait de le mettre dans la pire galère qu'un solitaire pouvait subir. A croire qu'une quelconque malédiction lui avait été lancée, une damnation qui le condamnait à encore et toujours être le malfrat de l'histoire, l'éternel criminel à trouver et arrêter. Devrai-t-il encore fuir? Devrai-t-il encore partir, chercher un autre endroit un semblant vivable? Et même s'il trouvait cet endroit, combien de temps y resterait-t-il, hein? Non, que ça plaise ou non c'était ici qu'il vivait désormais et il n'hésiterai plus à arracher les yeux du premier qui s'opposerai à cette idée. Puisqu'il ne pouvait pas vivre sa vie en paix, et paix était un bien grand mot quand on voyait l'état des terres, il n'avait plus de raison d'être tout gentil tout plein de principes qui l'auraient ici précipité à la mort par excès de générosité. Il errait depuis bien trop longtemps maintenant.

Essayer de combler sa faim serai déjà une bonne idée, pour commencer. Et vu que les humains avaient visiblement un minimum de bon sens en tentant de réparer les jolis dégâts qu'ils avaient causés, le marais ne paraissait plus un si mauvais choix maintenant. Plus vert, plus giboyeux, et plus fréquenté d'ailleurs. Toujours aussi puant n'empêche. Mais bon, il n'allait pas commencer à faire le difficile sur les odeurs de ses lieux de chasses, tant qu'il pouvait encore repérer une proie sans être asphyxié. Et à ce qu'il en avait vu, les proies étaient largement revenues dans le marécage, assez en tout cas pour le satisfaire. Il n'y avait pas besoin de beaucoup pour satisfaire le mâle squelettique, direz-vous.

Après tout, quand vous vivez dans un monde comme celui-ci, rares sont ceux à faire les gourmets.

Il pénétra dans le marais avec un dégoût tout relatif, bien plus obnubilé par sa chasse que par la matière visqueuse qui lui collait aux coussinets. Il se souvenait encore des vaines courses dans des plaines dévastées et des forêts de troncs calcinés pour s'inquiéter de boue et d'eau. Le souvenir de la remontée des souterrains était encore vif dans sa mémoire. Ne plus jamais revivre ça, c'était la seule chose qu'il pouvait encore espérer. Et pour l'instant, arpentant la terre humide qui s'effritait sous ses pattes, il en était loin. Les traces de proies étaient nombreuses. La plupart étaient assez anciennes, mais l'une d'elles l'attira tout particulièrement. Un petit truc. De toute façon, seul, il était bien compliqué de tuer un chevreuil ou un sanglier, et puis être blessé ne l'attirai absolument pas. Au moins, attaquer un petit animal comme un lièvre ne lui faisait que peu risquer les blessures, même si cette alimentation était loin de le garder en grande forme, les dents, les griffes ou tout autre arme dont aurai été pourvu un rongeur ne présentaient pas trop de danger.

Sauf quand vous vous attaquez à un hérisson.

Il regretta presque instantanément de ne pas avoir suivi une autre piste, quitte à chercher plus longtemps. L'insectivore fouinait dans les racines noueuses d'un arbre couvert de mousse. Faire demi-tour était impensable au stade où il était et le fantôme n'attendit pas pour avancer le plus discrètement possible vers sa proie. Il y avait quelques taches de sang sur la mousse et les rochers, autour de la bestiole. Pas si mauvaise pioche, finalement. Restait encore à attraper cette maudite créature. Puisque sauter par surprise ne lui apporterai rien, il ne resta pas longtemps sous les fourrés et s'élança vers lui.

Conforme à son instinct, le hérisson se roula en une boule de piquants, barrant le passage aux crocs de l'affamé. Lâchant un sourd grondement, sachant pertinemment que ça n'aurai pas pu se passer autrement, le prédateur tourna avec frénésie autour de sa proie, cherchant un moyen de passer outre sa défense. Saleté. Frustré, il donna un coup de patte dans le petit animal. Ayant pour conséquences, premièrement qu'il recula prestement, poussant un glapissement de douleur, et deuxièmement que le hérisson roula jusqu'à un plan couvert de plantes flottantes, perça la surface de l'eau et s'y enfonça comme une pierre.

Marmonnant contre cette sale bestiole semblable à une chataîgne et boitillant légèrement, le blanc observa le hérisson tenter désespérément de rejoindre les rives. Le solitaire, lui, s'en tint éloigné, tout à fait conscient qu'il risquait à tout moment d'y glisser. L'eau et le choc avaient rouverte sa blessure - blessure qu'il pouvait maintenant situer: une estafilade assez profonde le long de sa patte jusqu'à son épaule - et il peinait à nager avec trois pattes valides. Pourtant, lorsqu'il racla enfin le fond d'une pente plus ou moins douce... Il ne vit ensuite que les crocs du blanc l'attraper par son museau vulnérable et l'arracher de terre, le lâchant ensuite sur une pierre luisante. Mort. Il venait de signer la fin de la vie de cette proie qu'il ne pensait pas attraper et en était plutôt fier.

Il ne tergiversa pas plus. Attrapant comme il pouvait son butin pour le poser à un endroit plus stable, il enfonça son museau dans le corps tiède de sa victime et dévora tout ce qui pouvait l'être.

Tue ou sois tué, l'insectivore venait de payer les frais de cette loi de la nature.

Une fois finie le cadavre du hérisson, il abandonna derrière lui les ossements de son repas. Mais un hérisson ce n'était pas très gros et la faim était toujours aussi présente. Bien malheureusement pour lui, mais il ne comptait pas en rester là après ce succès. Le marais n'avait pas volé sa réputation de coin étrangement bien fourni en proies récemment, au moins...

Il se remit en marche, ses pattes se posant tour à tour sur la mousse humide, la terre visqueuse ou les rochers verdâtres. Il ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Il avait la possibilité d'une terre riche, cette fois. D'une terre bien plus utile que les alentours de la cabane qu'il avait fouillés pendant des heures, plus utile que le bosquet fait d'arbres tordus et rares de des territoires Esobek. Pourtant, rien n'est gagné d'avance. La fatigue commençait à peser, mais ses efforts payèrent quand il remarqua enfin une odeur intéressante. Un écureuil, cette fois. Moins dangereux, tiens. Une expression qui aurai pu s'apparenter à un sourire chez un loup décora son museau quelques instants avant qu'il ne se fonde dans un buisson rabougri, cherchant un bruit ou une odeur trahissant la place exacte du rongeur. Tournant ses oreilles avec frénésie, à droite à gauche derrière et devant, il trouva enfin l'animal roux.

La suite ne fut pas si compliquée que ça. La faim lui donnait des ailes alors qu'il fixait sa proie, à mi-hauteur d'un minuscule arbre. A portée de crocs. Il en salivait d'avance.

Ses pattes se détendirent enfin, ses mâchoires claquant dans l'air moite et se refermant sur l'échine du rongeur. Retombant sur le sol, mi tombant mi se rattrapant aux encoches irrégulières du bois moisi, il ne prit même pas la peine de séparer os, peau ou chair, se contentant d'arracher des morceaux sanguinolents et recrachant de temps à autre un os trop gros. Au final, de l'écureuil déchiquetté ne restait plus que le crâne et quelques ossements brisés. Enfin, il était rassasié. Enfin, il pourrai s'endormir le ventre plein. Enfin, il ne se lamentait pas sur son sort à cause des hommes.

Il se promit de revenir, alors qu'il trottinait pour trouver un trou convenable pour la nuit qui s'annoncerai.

Et il revint.

Cette fois non plus, il ne partit pas avec une idée bien nette de ce qu'il comptait chasser. Il verrai une fois sur place, après tout. Si il trouvait une piste de lapin, il suivrai la piste de lapin. Si il trouvait un nid de faisan, il chasserai le faisan. C'était aussi simple que ça, et il ne s'embêtait pas à trier les pistes et les odeurs. Son ventre grommelait quelques incompréhensibles sons alors qu'il trottinait pour la deuxième journée dans les marais, à l'affut du moindre signe qui lui indiquerai une proie. Une proie à traquer et tuer, pour remplir la part du contrat que lui avait affiliée son statut de prédateur.

Ce fut ses qui l'attirèrent les premières vers une cible. Salivant à l'avance du résultat de son acharnée recherche, le mâle bifurqua en direction de la source du clapotement. Ce n'était pas le bruit continu d'un ruisseau, qui aurai été bien rare dans cet endroit où l'eau stagnait en permanence, mais de brefs éclaboussures, comme les hésitations enfantines d'un louveteau jouant avec l'eau d'une marre.

Eh bien, ce jeu-là n'allait pas durer longtemps.

Si jusqu'ici il avait trottiné ni vraiment discrètement ni en faisant un boucan de tous les diables, en remontant vers sa présumée proie le blanc adopta une allure bien moins rapide mais risquant beaucoup moins d'avertir cette dernière. Faisant de son mieux pour ne pas rater cette chasse, le prédateur arriva enfin au lieu de ce qu'il espérait être bientôt le lieu de la mort de la proie qu'il visait. Un point d'eau - comme tant d'autres par ici . Le clapotement reprit, et il eut tout juste le temps de voir un éclat grisâtre s'enfoncer sous la surface verdâtre.

S'avançant jusqu'à frôler l'eau du bout du museau, les muscles tendus à craquer, il s'immobilisa. C'était comme ça, il se souvenait, qu'il pêchait parfois dans ses terres d'origine. Depuis qu'il était ici, il avait rarement essayé. Mais bon, il n'avait qu'à espéré qu'il n'avait pas perdu le coup de patte. Les secondes s'écoulaient, lentement, devenant des minutes entières, s'étirant semblait-il à l'infini alors qu'il était toujours aussi crispé, attendant l'occasion. L'occasion qui lui permettrai d'attraper le poisson qui l'avait attiré jusqu'ici.

Il n'y eut qu'un "plouf" alors qu'il détendit soudain ses pattes immobiles, sortant de sa torpeur. Suivirent quelques frétillements vains, au désespoir, et un claquement de crocs qui fit cesser tout bruit, tout vie du poisson, alors que le solitaire attrapait le corps inerte et huileux pour s'enfuir avec comme un voleur.

Et il ne comptait pas arrêter là sa tuerie. Un quart d'heure, un quart d'heure pour manger le poisson et repartir. Mi trottinant, mi courant, tantôt truffe fouillant parmi la mousse ou humant l'air ambiant, il était de nouveau en chasse. Il arpenta ainsi le marais pendant un certain temps, sentant ses pattes fatiguer mais persévérant encore et encore. Il avait connu pire. Il trébucha plusieurs fois, se mouillant ici ou là mais se relevai encore, continuant sa quête de nourriture.

Une odeur. Enfin. Ralentissant, s'arrêtant presque pour changer de direction, le solitaire eut tout juste le temps d'identifier son gibier. Un lièvre. Bonne pioche. Il en oublia quelques instants sa fatigue, reprenant sa course mais cette fois se mouvant entre les arbres en ne laissant ses coussinets émettre aucun bruit sur la mousse humide.

Bientôt la proie fut en vue et bientôt elle fuyit; et c'est sans doute là qu'elle découvrit à ses dépens pourquoi son espèce évitait le marais. Le lièvre était bien peu agile ici. L'une de ses pattes se coinça dans une racine, et le prédateur prit encore plus d'avance. La peur donnant des ailes, elle redoubla son allure. Elle pouvait le semer! Elle le ferai! Zigzaguant comme un fou entre les troncs, s'essayant à des terrains accidentés.

Pourtant, ce virage fut le dernier, comme la vision de son corps mutilé par les crocs du blanc, alors qu'il n'avait cette fois pas freiné assez vite face à la feinte de l'autre. Il était épuisé. Epuisé mais satisfait et traînant le corps rattaché à la tête par quelques tendons sanguinolents, le mâle s'en retourna la faim disparue.

Il était revenu ce jour là aussi. Pourquoi pas, hein? Les proies abondaient ici, au moins. Enfin, abondaient était un bien grand mot, certes. Mais par rapport à tout ce qu'il avait vécu, à tout ce qu'il avait vu et enduré... Et si on escomptait tous les dangers de l'endroit, entre crocodiles et caïmans, autres prédateurs, bourbiers imprévisibles, on aurai pu décrire le marais comme paradisiaque.

Si on excluait l'odeur, cela dit.

Le fantôme avait reprit ses pérégrinations, trottinant prudemment en tentant de trouver une quelconque piste. Le temps passait, le sol filait sous ses pattes alors qu'il était alors bien trop concentré sur sa traque pour remarquer autre chose, et heureusement pour lui ce ne fut pas aujourd'hui qu'il fut entravé par un accident ou une attaque. Et enfin, pour le troisième jour de ses multiples tentatives fructueuses, il trouvait enfin une odeur utile. Fut suivie d'un battement d'ailes qui le figea, à l'affut. Oiseau. Pigeon, même.

Ses muscles protestèrent contre ce soudain arrêt de son long effort mais le mâle ne faisait déjà plus attention. Il n'avait plus d'yeux que pour l'oiseau imprudent qui venait de se poster inconsciemment à quelques centimètres du sol, ignorant la présence du prédateur.

Il bondit enfin, et sa prise n'était pas des mieux placées. Il avait beau serrer, serrer encore et encore, il n'avait attrapé qu'un bout de l'aile et le pigeon se débattait de toute la force de ses membres encore valides, donnant coups de bec et coups de griffes, mais lorsqu'il donna une violente impulsion à en détacher un morceau du pigeon, il ne put que s'agiter faiblement en glissant au sol vers un plan d'eau recouvert de plantes flottantes.

Le solitaire le rattrapa au dernier moment, enfonçant au passage ses crocs dans sa gorge et mettant fin à la vie de sa proie. Ce soir-là, il ne chasserai pas plus. L'oiseau serai suffisant, cette fois.

Le bruit des éclaboussures de ses pattes dans les flaques résonna à nouveau en cette fin de nuit, juste avant ce moment qu'était l'aube. Il n'avait pas beaucoup dormi. La faim l'avait réveillé, et il trottait maintenant dans la semi-obscurité de la frontière entre jour et nuit.

Sa truffe s'agitait en tous sens pour percevoir une odeur, une trace menant à une proie pour caler sa faim. Mais ce n'était pas un jour bien chanceux. Rien ne l'y menait, aucune empreinte ou aucun fumet ne lui signalait d'autre présence que la sienne.

Mais il ne comptait pas s'en arrêter là.

Une souris. C'est finalement cette odeur qui ralentit son mécanique mouvement de pattes fatiguées. Le fantôme ne réfléchit même pas, à son grand malheur. Il bifurqua brusquement et une brise le trahit. La proie prit peur. Il gronda, accélérant derrière elle.

Au final, elle gagna. Elle gagna dans la course folle qui étreignait prédateur et proie. Au détour d'une racine, dans un trou miraculeusement sec, le rongeur disparut. Poussant des grognements de fureur, grattant frénétiquement la terre et se tordant les griffes dans les racines enfoncées dans le sol. Il finit par renoncer. La frustration faisait vibrer chacun de ses pas quand il quitta son terrain de chasse. Ca n'était pas un bon jour. Tant pis.

Nouvelle tentative.

Cette fois-ci, c'est à nouveau figé sur une berge qu'il chasse, ou plutôt qu'il pêche. Les ombres argentées glissaient sous la surface, comme inconscientes des griffes qui les menaçaient. Les poissons vont et viennent par à-coup, avec une vivacité étonnante et fébrile.

Mais pas assez vifs pour lui échapper cette fois. Pas une hécatombe non plus, mais le coup de patte du chasseur fait fuir tous les poissons du point d'eau, se réfugiant dans des trous et des abris de racines immergées. Sauf un. Celui-là, sa vie s'est arrêtée. Celui-là, sa vie a été volée par le prédateur qui l'emporte avec lui, cachant son corps dans un petit fossé dont il mémorise l'emplacement et repartant trouver sa prochaine victime.

Le solitaire grondait avec frustration moins d'une heure plus tard. Et pour cause. La journée avait bien commencé mais ce dernier essai était loupé. Il avait louvoyé entre les arbres derrière ce maudit rongeur, haletant de sa chasse précédente, et maintenant? Il observai avec hargne un trou entre quelques racines moussues où la souris s'était réfugiée. Certes, ce n'était pas le meilleur en-cas qui puisse exister mais c'était mieux que rien.

Surtout quand rien était ce qu'il avait obtenu cette fois, il se contenterai aujourd'hui d'un poisson. Tant pis. Jetant un dernier regard au trou, les ombres du soir s'allongeant sous l'action du soleil déclinant, le mâle repartit.