Assez de ces caveaux sombres, assez de cette atmosphère qui puait le renfermé. L’humidité était omniprésente, il n’y avait nulle part où esquiver cette ambiance putride sous cette terre maudite. Maudits humains, leurs chairs auraient doucement coulé dans la gorge de Palladium en ce jour où la faim se faisait sentir, plus loin, dans le ventre de sa meute. Palladium n’avait jamais eu l’esprit très familial, ni sociable, ni rien du tout qui puisse rendre service à quelqu’un d’autre que lui-même. Mais ce matin-là, il s’était senti inutile, bien trop inutile, et il avait su, au fond de ses tripes, que son instinct lui hurlait d’œuvrer pour cette meute qui l’avait accueilli sans plus de chichis.
S’il n’avait pas de dette envers elle, il avait tout de même un grade qu’il se devait d’honorer, à juste titre. Pourquoi chasseur ? Parce que c’était là sa meilleure faculté, ou du moins la moins pire. Il avait toujours eu en horreur les grades médicaux, lui qui ne supportait plus le contact des autres, préférant la solitude à la foule. Il était bien trop lâche pour faire un bon guerrier, inutile de se leurrer. Il savait se battre, mais préférais fuir lorsque c’était possible, imaginez un peu… La chasse était plus à sa mesure : la solitude qu’il aimait, groupée à l’adrénaline de la mort que l’on peut contrôler, l’espace de quelques instants, avoir le droit de distribuer l’espoir ou la terreur tour à tour. Ce qui lui manquait le plus, au fond, c’était sa chère forêt. Il aurait tant aimé poser à nouveau les pattes sur le sol feuillu des bois, sentir les ombres jouer avec son pelage et entendre le vent faire bruisser les feuilles des vieux chênes. Mais tout cela était mort avec les hommes, tout cela avait brûlé dans un calvaire incroyable, et de toutes ces splendeurs ne restaient que des cendres. Les hommes, il finirait bien par les chasser, à leur tour, ils deviendraient proie à la place des rats.
Et de cette haine nourricière qui irradia soudain tout son corps, Palladium se mit en quête immédiate de nourriture. Cette pensée l’obnubilait désormais.

Cependant, malgré sa détermination et son flair, furetant dans tous les coins, Palladium ne trouvait rien de consistant à ramener au garde-manger. Il pensa un instant à retourner en surface, dans sa chère forêt calcinée mais y renonça aussitôt. A quoi bon ? Les proies y étaient bien trop rares et les cachettes bien trop éparses. Il devait donc se contenter de ce qu’il pourrait trouver dans ces sombres boyaux de terre. Le centre commercial où il se trouvait devait bien comporter des provisions, mais tout était dans un tel enchevêtrement de boites, de cordes, de terre qu’il n’y comprenait rien, et que tout cela lui semblait fort peu comestible. Encore de la nourriture humaine, infecte et détestable. Une boîte tomba d’un étalage derrière lui. Il se retourna brusquement, l’œil luisant dans la pénombre, à la fois apeuré et plein d’espoir. Une question malsaine traversa son esprit, qu’il se hâta de chasser. Il n’était pas l’heure de savoir qui de lui ou de la chose qui se cachait là-bas était la proie. Oublie donc un peu ta peur, Palladium, soit courageux plutôt que couard. Que peux-tu donc craindre dans ces tunnels, de toute façon ?
Réconforté par cette pensée, il s’avança silencieusement vers l’étal vide. Le bruit déjà, commençait à s’effacer de sa mémoire et il commençait à douter de son existence. Il comprit que ce n’était pas une illusion lorsque le frisson glacé de la terreur lui traversa la colonne vertébrale. Il avait soudain une peur panique, dont il ignorait la cause et la provenance. Il était figé, ses membres pliés sous lui, haletant, le ventre au ras du sol. Il fallait qu’il s’échappe d’ici. Il fit lentement demi-tour, ses yeux étaient déjà exorbités et il n’avait qu’une envie : courir à toutes pattes loin, le plus loin possible de ces tortueux chemins sombres. Il tourna le dos à l’étal et un autre bruit de boîte, bien distinct cette fois, le fit sursauter. Il ne chercha même plus à se retourner, il s’élança droit devant lui, cédant à la furieuse envie qu’il avait de fuir, vite, le plus vite possible, le plus loin possible. La peur lui tordait le ventre. Il savait que la créature était derrière lui, cette chose informe qui ne se lassait jamais de le poursuivre. Jamais ne lui concèderait-elle un moment de répit ? Il avait bien trop peu de temps pour prendre la peine de se retourner, il n’avait jamais pu voir à quoi elle ressemblait, mais elle était bien trop puissante pour qu’il puisse seulement songer à l’affronter.

Palladium était un loup assez court sur pattes, un peu trapu, pas très grand au final. Rien qui ne pouvait présager qu’il serait un bon sprinter. En revanche, il était assez endurant à la course. Mais tout animal a ses limites et ses poumons commençaient à crier grâce, le contraignant bientôt à s’arrêter, essoufflé. Cette course prolongée à la fuite de la Chose lui avait fait presque oublier la raison de sa fuite. L’épuisement avait remplacé la peur dans son cœur qui battait toujours la chamade, cependant. Qui était-elle, que lui voulait-elle ? Au fond, qu’importe ce qu’elle était, elle le voulait mort, c’est tout ce qui importait. Elle arrivait à s’immiscer dans son âme frêle et fragile, à y insuffler le souffle de la terreur et à le pousser vers l’abîme, le bas, l’écueil.
Palladium n’avait pas songé où il allait durant sa course. Il avait couru, toujours tout droit, sans se poser de questions. Il était arrivé au bout d’un couloir et se trouvait à présent sous une grande voûte d’apparence artificielle. Un vieux lampadaire crachotait une lumière blafarde sur les murs argileux, sur lesquels des limaces, des cafards et autres charmantes bestioles grouillaient activement. Mais tout ceci ne pouvait constituer un repas pour une meute telle que celle des Sekmet. De qui rirait-on le plus, pensez-vous, si Palladium venait à arriver au garde-manger la gueule remplie de cafards ? A cette pensée, la volonté de faire ses preuves reprit le dessus, et comme si le ciel l’avait approuvé, l’odeur familière d’une présence de chairs chaudes se fit sentir. Elle était toute proche, mais inconnue. Palladium n’avait jamais senti pareille odeur. Elle ressemblait vaguement à celle d’une souris, en plus musquée et moins agréable. Elle retroussait presque les narines du prédateur en chasse.
Et puis un cri perçant retentit au-dessus de sa tête. Une sorte d’animal d’un noir de jais s’envola d’un creux dans la voûte murale et traversa jusqu’au mur d’en face pour se poser et à même la paroi et le regarder d’un œil que Palladium jugea narquois. Qu’était donc ce petit animal ? Cela ressemblait fortement à une souris, mais en version ailée. Une sorte d’oiseau qui aurait adopté le corps d’un rongeur. Peu importait, il s’agissait là de viande, et on n’allait pas faire la fine bouche. La petite bête se tenait à trois mètres au-dessus du loup qui se rapprocha de la paroi, le museau pointé vers elle, frémissant. Il se dressa sur ses pattes arrière, évaluant la distance à parcourir. Cela semblait long, mais pas insurmontable. Palladium prit un peu d’élan et, s’appuyant sur la paroi, bondit vers l’animal qui s’envola aussitôt, passant largement au-dessus de la mâchoire claquante du loup.
Elle poursuivit sa route, répétant ses cris perçants à tout va, suivant le boyau que Palladium avait emprunté à l’aller. Il ne pensait déjà plus à la Chose, bien trop obnubilé par cette proie qui voletait au hasard dans la pénombre. Il se lança à sa poursuite. L’animal vit sans doute que le loup n’était pas d’humeur à lâcher prise, et accéléra donc le battement de ses ailes. De toute manière, elle avait bien trop d’altitude pour que Palladium puisse l’attraper. Il la poursuivit un long moment, et elle commençait à montrer des signes de fatigue, mais le loup n’était pas au mieux de sa forme non plus. La course précédente l’avait grandement affaibli et il se sentait défaillant. Les battements d’ailes de sa proie se faisaient irréguliers et lorsqu’enfin elle chuta, l’espoir revint dans l’âme du loup. Elle chuta, comme une pierre, jusqu’à une cavité dans la roche que le prédateur n’avait pas vue, et y replia ses ailes, les lustrant d’un mouvement de bras précis et automatique. Le loup s’arrêta, pantelant, essoufflé, et il la fixa quelques instants. Leurs regards se croisèrent, il s’avoua vaincu et se coucha sur le flanc, décidé à récupérer l’énergie qu’il avait bêtement gaspillée.

Le prédateur et la proie étaient ainsi disposés, pantelants, à une distance respectueuse l’un de l’autre, abandonnant pour le premier tout espoir de capture, et pour la deuxième toute peur de ce grand animal qui semblait avoir finalement lâché prise. Une doucereuse sensation s’immisçait dans les pattes de Palladium, le contrecoup de sa course dans les ténèbres. Il était bien, allongé sur le sol, et peu à peu son esprit s’engourdissait. Il se serait volontiers laissé aller dans un sommeil profond que lui suggérait habilement sa somnolence actuelle, mais la pensée du garde-manger de sa meute lui fit rouvrir un œil. S’était-il réellement donné toute cette peine, avait-il vraiment affronté sa peur et usé son énergie pour rien ? Devait-il se résigner à rentrer bredouille ? Plutôt passer la journée enfermé dans ces caveaux noirs, seul et isolé, plutôt que de rentrer la gueule vide.
Au prix d’un effort immense, il sortit de sa torpeur et se hissa sur ses pattes. Que la terre était basse, soudain, songea-t-il. Un bâillement lui échappa, et ses membres engourdis lui firent payer le juste prix de sa course effrénée. Il se trouvait soudain raide et imposant, ayant perdu toute souplesse et toute fraîcheur. Il leva les yeux vers la cavité où la proie précédente s’était faufilée, se souvenant brusquement de son existence, mais ne décela aucune présence. Sans doute s’était-elle envolée vers d’autres boyaux, plus sombres encore que celui-ci.
Palladium ne savait où aller. Le sol était lisse sous ses pattes et il était revenu au point de départ. Il essaya d’occulter la Chose de son esprit pour se concentrer sur où il devait aller. Il décida de s’engager dans une allée à l’opposée de celle qu’il avait prise au cours de sa fuite. Que pouvait-il faire de mieux, sinon continuer à chercher sa pitance ? Ses sens étaient las, mais Palladium les contraignit à se mettre en alerte. Ce serait bien trop bête de laisser filer une autre proie.

Palladium marchait donc dans le silence de ces éboulements épars qui créaient l’illusion autour de lui. Le nombre de proies qui devaient pouvoir se cacher ici devait être infini, pensa-t-il. Malheureusement, aucune d’entre elle, ne serait-ce que le moindre rat, ne semblait vouloir pointer le bout de son nez. Le loup commençait à perdre espoir. Il passa devant quelques devantures estropiées, pour enfin marcher jusqu’à un bloc de fer, fermé par une porte. La porte était solide, et légèrement enfoncée vers l’intérieur, comme si on avait tenté de l’ouvrir par la force. L’enfoncement la surélevait à peine du sol, laissant passer un filet d’air gelé jusqu’aux pattes de Palladium. Le mâle s’interrogea sur la provenance de cet air frais. C’était très étrange, le seul air frais que l’on pouvait trouver était à la surface et il était bien trop en profondeur sous la terre pour qu’une quelconque bribe d’air digne de ce nom lui parvienne. Il n’y avait pas non plus de bouches d’aération ici, à son souvenir. Il commença donc à creuser sous la porte, déblayant du mieux qu’il pût pour se frayer un passage à l’intérieur de cette boîte étrange. Il commençait à se créer un trou d’une largeur honorable quand il se heurta soudain à une surface dure et lisse, sur laquelle ses griffes ripèrent lamentablement, impuissantes. Il ne put donc voir ce qui se trouvait dans cette enceinte fortifiée, mais il passa son nez par le trou. Des effluves, faibles mais bien présents, de nourriture humaine, lui agressèrent les sens. Il gronda, par réflexe. Il se dégagea rapidement du dessous de la porte, songeant qu’il valait mieux chercher une proie plutôt que de perdre son temps avec des objets trop humains. Palladium avait sous-estimé la capacité de cette chambre froide, et il ne le saurait que bien plus tard.
Cependant, il passa son chemin et oublia bien vite cette petite déconvenue.